vendredi 7 novembre 2014

L'ORIGINE ET L'EVOLUTION DE L’EXPRESSION « PETIT-GRANIT '' .

Eric GROESSENS

La dénomination de Petit-granit pour désigner un calcaire crinoïdique du Tournaisien supérieur est encore actuellement largement utilisée par les marbriers, les géologues et les stratigraphes belges.

Cette appellation désignant un matériau extrait depuis, au moins Le XIIème siècle, semble être aussi ancienne que lui; en réalité il n'en est rien et n'est apparu qu'au début du 19ène siècle, c'est-à-dire à l'époque où ce matériau commence à être poli. Le texte ci-après énumère les utilisations précoces de cette appellation.

Mots clés
Petit-granit, Ligny, Soignies, Ecaussinnes, marbre.

1. Introduction
Le petit-granit est une roche sédimentaire constituée par des restes fossiles d'animaux marins cimentés par une boue calcaire. Ces fossiles sont essentiellement des restes d'un animal appelé crinoïde ou encrine. Le squelette de ces animaux est constitué essentiellement par de petits cylindres de calcite monocristallins atteignant rarement un centimètre de diamètre appelés des articles. Lorsque l'animal meurt, ces articles se séparent et se sédimentent au fond de la mer. Comme à certaines époques, ces crinoïdes étaient très nombreux, ils formaient de véritables " prairies " sous-marines. Il  en a résulté une roche que les géologues ont appelé calcaire crinoïdique et plus récemment encrinite.
Lorsqu'on brise ou que l'on polit cette roche, La calcite des articles de crinoïde scintille comme le quartz et le feldspath des granites, d'où assimilation. Le terme "petit" doit être pris dans le même sens que celui qu'il a dans 1e petit lait, par exemple. Les stratigraphes ont créé Le terme Encrinite des Ecaussinnes pour désigner la formation dans laquelle on trouve le petit-granit.

2. De l’utilisation erronée de la nomenclature
Des géologues s'étonnent de l'utilisation dans les milieux marbriers du terme granit ou "le plus souvent sans « e » pour désigner des roches sédimentaires, généralement des calcaires grenus.

Le petit Larousse définit d'ailleurs granit (de l'italien « granito », qui a du grain) comme une roche employée en décoration et possédant une texture analogue à celle du granite.
Le petit-granit n'est pas la seule roche, bien que de loin la plus populaire, à utiliser cette appellation qui heurte le scientifique.

d'Homalius d'Halloy observait en 1828 :

On a notamment exploité dans les environs de Vielsalm une roche (un poudingue) dont on fait des colonnes que l’on a vendues sous le nom de granite rouge ; aussi, elle présente réellement une de ces apparences par lesquelles il est facile de se laisser tromper ; car cette roche qui se trouve dans la même bande que celle de Wiesme, contient comme elle, des globules de quartz limpide et une pâte de grès blanc ; mais celle-ci est mélangée, d’une manière analogue à ce que l’on voit dans les marbres, avec une matière schisteuse rougeâtre, qui donne à la roche un aspect tout particulier.

Généralement, ce sont des calcaires qui sont qualifiés de granit. Un marbre givétien exploité au début du siècle dans la région de Roisin, Angre et Autreppe est dénommé granit. Dans la carrière de Tailfer (Wérotte) un marbre dit de granit fut exploité quelques mètres au-dessus du marbre Florence jusqu'au milieu du siècle (Marote, 1923). Ces deux exemples doivent cependant être compris dans le sens de « ressemble au petit-granit".

Cette utilisation abusive de termes réserves aux roches éruptives n’est pas l'apanage des seuls marbriers belges.
En Bourgogne, par exemple, l'on trouve au sein des séquences des célèbres séries calcaires de Comblanchien, des niveaux granités (Rat.1990) ; de plus on a désigné porphyre de Bourgogrne un faciès de la Pierre de Chassagne ou le calcaire à entroques de Brochon-Fixin. (Rat. 1993).
On a également souvent qualifié de Porphyre la Griotte de Félines exploitée par le passé dans le Minervois. Ce marbre d'un ton cerise éclatant est parsemé de taches blanches (gonitites) dites œil-de-perdrix.

Dans les pays anglo-saxons aussi ce genre d'assimilation est fréquent : à titre d'exemple une encrinite viséenne est exploitée actuellement par La société Feely Ltd â Boyle en Irlande, sous le nom de fossil- grano-diorite.

Signalons que les historiens d'art sont très friands de cette appellation : du cimetière gallo-romain découvert à Amay, on a extrait une plaque biseautée en granite polie. De même un tombeau de cette époque découvert à Fontaine-Valmont est décrit comme étant formé de granit gris et de marbre rouge veiné de blanc (du marbre de Rance d'après Ducarme.1957)
Enfin, certaines assimilations sont exclusivement liées à la caractérisation basée sur la couleur : des sculptures en Pierre de Tournai sont parfois décrites comme confectionnées en basalte.

Quand on constate que la revue « Les dossiers de l'Archéologie » n°173 de juillet-août 1992, définit le marbre au sens large toute roche éruptive susceptible de prendre un beau poli on comprendra aisément que la clarification n'est pas encore en vue.

Le petit granit
Le matériau qui nous intéresse est exploité en Hainaut au moins depuis le XIVème siècLe (Van Belle 1976) et à Ligny, il semble même exister des preuves d’exploitation "devant La falise » dès le XIIIème siècle (Denis, 1986) encore faudrait-il être sûr qu'il s'agisse bien de petit-granit. (Voir à ce sujet Groessens, 1983,1991).

Moins discutable est l'existence de carrières et fours à chaux attestée dans le cartulaire des rentes du pays et comté du Hainaut, établi sous Guillaume III de Bavière (avant 1357). Parmi les droits relevés au terroir d'Ecaussinnes figurent en effet « plusieurs quarières de noire piere et cauffours que on censist à pluisieurs chascun an… » (Baguet, 1985)

Le terme petit-granit nous semble aujourd'hui tellement familier qu'on pourrait croire qu'il est apparu dès le début de l'exploitation, en réalité, il n'en est rien et nous allons tenter de retrouver la plus ancienne trace de ce vocable.

Les documents antérieurs au XVIIIème siècle sont soit muets soit très vagues mais n'utilisent jamais ce terme. Pendant l-a période autrichienne, par exemple, l'extraction et l'exportation de la pierre bleue était très actives (Dujardin, 1973) et dans tous les documents reproduits par cet auteur nulle trace du vocable "Petit-granit".

Avec La période révolutionnaire, on assiste à l'établissement de statistiques. Le préfet Doulcet Pontécoulant (1796) signe un essai de statistique du Département de la Dyle.
On peut y lire :

Mais de toutes les productions minérales indigènes la plus précieuse est sans contredit la pierre à chaux bleue –silicus marmorens- espèce de marbre grossier qui se tire dans les carrières de Felluy, de Ghillery et des Ecossines dans le haut Wallon. Cette pierre qui n’offre pas au premier coup d’œil un grain très fin, est cependant susceptible d’un travail délicat et d’un poli très brillant. On peut se la procurer, à telle dimension que l’on désire ; elle s’emploie dans les bâtiments pour les façades, les colonnes, les pilastres et les corniches.

Ce document est très important car il montre que l’on commence à polir la pierre bleue :

L’installation de scieries de pierre sur les lieux mêmes de la production compensa l’organisation déficiente de l’Ancien Régime. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle en effet, les blocs extraits à Soignies, Ecaussinnes ou Feluy devaient être transportés à grands frais vers La buissière pour y être débités. La Révolution stimulatrice de la libre entreprise, secoua l’immobilisme des maîtres de carrières. Le signal fut donné en 1808, par Michel-Joseph Ruelle, membre du Conseil Général du Département et maire d’ecaussinnes : ayant obtenu l’autorisation nécessaire du Premier Consul le 13 vendémiaire an XII, il érigea la première scierie sur la rivière des Ecaussinnes (Darquennes, 1966)

La lettre de demande d'autorisation datée du 6 prairial an x (26 mai 1802) a été publiée par Brismé (1979). Nous en reproduisons le début :
Citoyen Préfet,
Les carrières des villages d’Ecaussinnes situées dans l’arrondissement offrent une pierre de taille dont la beauté généralement reconnue occasionne une exploitation considérable. On ne lui avait donné jusqu’ici que ce nom vulgaire, mais des observations plus exactes lui ont fait obtenir celui de granit des Flandres. Il ne diffère en effet de celui de l’orient que par sa couleur, il a la même finesse de pores et la même solidité ; il se polit comme lui et l’égale en beauté. Tant d’avantages suggèrent d’établir près de ces carrières une usine à scier semblable à celle que l’on voit sur la Sambre à portée de Beaumont et de La Buissière…

C'est La première utilisation du vocable "Granit" qui semble être 1iée â un besoin d'identification d'un produit poli et exporté. La même année cependant, Rozin, Professeur de minéralogie dans l'Ecole centrale de la Dyle écrit dans son essai :
Notre Pierre calcaire bleue, parsemée de petits cristaux de spate blanc, est de l'usage le plus étendu et du plus bel effet dans les bâtiments et dans -a sculpture. Il englobe dans cette catégorie, la Pierre de Namur mais ne parle pas de celle du Hainaut.
De nombreux marbriers de nos régions se sont installés à Paris, sous l’Empire, ils commercialisent essentiellement des marbres italiens et des marbres de Flandres (Groessens1993). Dumont A.F.(1956) a retracé la vie quotidienne d’une de ces entreprises. On apprend ainsi que la vogue de cette époque allait au rouge royal, au Sainte Anne (des carrières da La Buissière) et au petit granit que les  marbriers dénommaient dans leur correspondance, soit Ligny, soit Ecaussinnes.

A côté de ces trois grands personnages, la famille des marbres de Flandre compte encore quelques seigneurs de moindre importance. D’abord, toute la série de noirs : noir de Dinant, noir de Denée, noir de Golzinnes. Le Dinant est le plus beau, d’un noir profond, d’une belle pête homogène, à grain fin

C'est cette entreprise qui fournira en 1807, Le marbre de Ligny pour le carrelage du Panthéon.

Le terme petit-granit semble cependant déjà bien implanté à Paris. En 1908, Brard dans son traité des pierres précieuses qualifie le petit granit de " vilain marbre du département de Jemappes, il est également dénommé marbre madréporique de Mons et petit gris et est décrit de la manière sui vante :

Il est d’un gris presque noir, et est taché par une multitude de fragments de petites entreloques qui forment autant de petites taches grises. Il renferme aussi quelques coquilles, mais elles y sont rares. Ce marbre, qui n’a ni la couleur, ni la dureté, ni le poli en sa faveur, qui, lorsqu’on le travaille, répand une odeur infecte est cependant très employé dans le commerce.

Brard signale également qu'il a « été découvert nouvellement »

Sa réputation parisienne ne va pas s’améliorer rapidement. En 1821, dans son dictionnaire de minéralogie, Drapiez, le désigne sous la rubrique pied de Porc - pierre puante-
En 1823, le même auteur en donne la définition suivante :
Telle est la pierre connue vulgairement sous le nom de petit-granit, nom qui lui a été donné à cause de la grande quantité de débris de petites coquilles qu’elle renferme, et dont le tissu cristallin forme dans la pierre une foule de petites taches blanches qui lui donnent un faux aspect de granit

En 1809, dans son Essai sur la Géologie du Nord de la France, d'Homalius d'Halloy nous fournit, une description plus objective:

Parmi ces carrières on doit distinguer principalement celles des Ecaussinnes, canton de Soignies (Jemappes), qui fournissent un marbre très répandu dans le commerce, sous la dénomination impropre de petite granite : c’est un calcaire bituminifère ordinaire, d’une odeur fétide, rempli d’une immense quantité d’animaux marins de forme cylindrique, transformée en chaux carbonatée, laminaire blanche ; de sorte que quand la pierre est polie, elle présente une pâte noirâtre parsemée de petites taches blanchâtres.
Ces carrières sont exploitées depuis très longtemps, mais anciennement on n’employait leurs produits que pour faire de la pierre de taille ; ce n’est que depuis peu qu’on a commencé à les polir comme les autres marbres, on sait qu’ils ont actuellement beaucoup de vogue et les fabricants de meubles de la capitale en font grand usage.

En 1828, d'Omalius d'Halloy précise que :

Le petit granit(e) s’exploite principalement aux Ecaussinnes et à Ligny ; on doit citer aussi les carrières de Soignies, d’Arquennes et de Feluy qui sont remarquables par l’abondance de leurs produits, la bonté de la pierre et la grandeur des blocs qu’on peut en tirer.

On signale en note que c'est aux carrières de Soignies que l'on a extrait les énormes colonnes qui décorent la façade du Palais du Roi à Bruxelles.

L'appellation de petit-granit ne semble pas avoir rencontré rapidement un grand succès. Dans son mémoire couronné sur la Constitution géologique de la province du Hainaut, Drapiez (1823) ne cite qu'une seule fois le Petit-granite et dans les mêmes termes que ceux utilisés par d'Omalius en1808.

A. Dumont (1832) n'utilise pas le vocable petit-granit, il lui préfère Ligny :
Dans les carrières qui sont situées à quelques centaines de mètres au Sud d’Oignée, on exploite des bancs de calcaire qui atteignent près de 3 mètres de puissance : ce calcaire est parsemé de crinoïdes lamellaires grisâtres, qui, sur le fond plus foncé de la pierre, rappellent le marbre de Ligny ; il pourrait être employé aux mêmes usages que ce dernier, car il reçoit bien le poli, il est sonore et répand, par le choc, une odeur fétide. On en fait des pierres de taille de la plus grande dimension, et l’on peut, à cause de sa solidité et de son élasticité, le scier en lames très minces.

Nous avons dit plus haut tout 1e mal que pensait Drapiez de ce matériau. En 1836, il n'a rien perdu de son agressivité:
Cette variété de marbre est extrêmement tendre, ce qui restreint naturellement l’usage ; elle est d’un noir bleuâtre parsemée de débris blanchâtres d’encrinites, balanites, milléporites, astroïtes, etc… ; le poli qu’on lui donne est d’abord très brillant, mais il s’altère vite à cause du peu de dureté de la roche et du peu de résistance qu’elle oppose aux acides.

L'utilisation de l'expression petit-granit ne semble s'être élargie que dans la deuxième moitié du XIXème siècle.
Ducastelle (1989) en trouve une première mention à Maffle en 1871 bien gue Durieux, maître-carrier dans cette localité utilise dés 1847 1'expression scierie de granit dans l-'en-tête de son papier à lettre.

Parallèlement, on continuera à utiliser des expressions telles que Grantin ou Granitelle Noire (de Chesne, 1849) et même Granit de Flandre. (Sancholle.1850)

Vers 1925-1930, on essaie de l'appeler Marbre Empire en rappel de l’utilisation comme recouvrement de meubles à 1'époque évoquée, mais comme les Liégeois s'amusaient à dire Marbre en Pire, c'est-à-dire en pierre (communication personnelle de Paul Dumon) ; cette appellation tomba en désuétude.

Avant d'en terminer avec la nomenclature, signalons qu'en allemand on l'appelle Belgische Granit, en Angleterre Belgian Black Fossil, Blauwe hardsteen en néerlandais, Picolo Graniti en italien et que le terme petit-granit est une marque déposée.

De nombreux auteurs ont également écrit pour stigmatiser l'utilisation par les marbriers belges du vocable petit-granit.
Hermann (1915) y consacre plusieurs pages et propose d'introduire l'expression Belgische Fossilien-Marmor. Cette proposition est restée sans lendemain. Un autre auteur, Darras (1972) écrit:

Non par excès de chauvinisme, mais seulement pour constater que les membres du syndicat des pierres belges avaient fait une légère entorse à la science et à la logique pour trouver un écoulement facile à leurs produits.
Le petit granit ou pierre de Soignies ou aussi d’Ecaussinnes est si peu du granit que toute la campagne, entreprise à un moment où l’on se proposait de favoriser son exploitation par des droits de douane protecteurs, portait sur la concurrence que lui faisait en Belgique la pierre d’Euville, laquelle n’a rien que nous sachions qui ressemble à du granit, puisque c’est un calcaire à encrines aussi éloignés du granit que le quartz peut l’être du diamant. Cette lutte entre la pierre bleue et la pierre blanche a répandu plus qu’il ne fallait le petit granit avec lequel on a pu construire des édifices ou des parties d’édifices, ce qui n’a rien d’extraordinaire ; avec lequel on a même fait des monuments funéraires, ce qui n’est pas pour nous étonner  davantage, puisque cette pierre possède certaines qualités qui la rendent propre à ces divers emplois, mais parce qu’elle est bleue, on établisse une confusion avec le vrai granit, est une erreur commerciale que nous avons cru nécessaire de signaler


Les goûts et les couleurs ne se discutent pas.

Enfin, concluons avec un bon auteur Victor Hugo, même s’il est meilleur poète que géologue puisqu’il décrit en 1840, les rochers de dolomie de Marche-les-Dames d’une bien curieuse façon :

Ces roches de la Meuse contiennent beaucoup de fer ; mêlées au paysage, elles sont d’une admirable couleur : la pluie, l’air et le soleil les rouillent splendidement ; mais arrachées à la terre, exploitées et taillées, elles se métamorphosent en cet odieux granit gris bleu dont toute la Belgique est infestée. Ce qui donnait de magnifiques montagnes ne produit que d’affreuses maisons.

Et c’est là l'occasion d'émettre l'une de ces figures de style dont il a le secret : "Dieu a fait le rocher, l'homme a fait le moellon".

En 1914, Le gouvernement français offrait une statue de l'auteur des Travailleurs de la mer à L'Etat de

Guernesey qui accueillit  le célèbre exilé pendant le Second Empire. Cette statue, œuvre de Jean Boucher, trône aujourd'hui dans les Candie Gardens de St Peters Port' Elle dresse fièrement sa silhouette de Petit Granit dans la capitale d'un pays qui au début de ce siècle était un des plus important producteurs de granites d’Europe.