dimanche 3 octobre 2021

Le pont tournant et la passerelle d’Arquennes

 

Le pont tournant et la passerelle d’Arquennes [1909 - E]

                                                                 (Braham Marc, juin 2020)

 

J’adresse de vifs remerciements à MM. Alain Graux et Michel Gailly, de la « Maison de la Mémoire » de Seneffe, pour l’aide apportée lors de la préparation du document présent. Un grand merci aussi à M. Michel Ameryckx pour son aide et ses souvenirs.

 

Le pont tournant

Localisation : Arquennes (province du Hainaut, commune de Seneffe). 50°34’00.90" N, 04°16’27.99" E.

Construction : 1909-1910 (inauguration en 19106 ?).

État actuel : détruit en mai 1940, remplacé par un pont similaire en 1942, puis à nouveau remplacé, par l’actuel, identique à celui de 1942, en 2012-2013 (inauguration le 6 décembre 20131, p. 128 ; 6).

Gestionnaire : Ministère des Travaux Publics, Direction des Voies hydrauliques de Charleroi.

Constructeur : très probablement Cockerill2, p. 214 ; 5, p.70 pour le 1er pont, inconnu pour le 2ième, Baeck et Jansen (Balen) pour le 3ième.

Bureau d’études : Cockerill (?)pour le 1er pont, inconnu pour le 2ième, Arcade Concept engineering (Lokeren) pour le 3ième.

Utilité : Franchissement du canal de 300 t de Charleroi à Bruxelles.

Type de pont : Pont à 2 poutres longerons de hauteur variable et traverses (longrines en sus pour le 3ième pont).

Description en long : Longueur 19,10 m pour les 3 ponts.

Description en large : Largeur de 4,50 m pour les 2 premiers ponts (2 trottoirs de 0,95 + 2,60) et 5,50 m pour le 3ième (2 trottoirs de 1.25 + 3,00).

 


Fig. 1 : Vue d’ensemble du pont tournant et de la passerelle d’Arquennes (photo Marc Braham, juin 2020)

La passerelle

Localisation : voir le pont tournant.

Construction : entre 1907 et 1909 (ouverture en 19087 ?; inauguration en 19106 ?).

 État actuel : passerelle originale toujours en place, restaurée en 2012­2013 (inauguration le 6 décembre 20131, p. 128 ; 6).

Gestionnaire : Ministère des Travaux Publics, Direction des Voies hydrauliques de Charleroi.

Constructeur : inconnu pour la passerelle originale, Baeck et Jansen (Balen) pour la restauration.

Bureau d’études : inconnu pour la passerelle originale, Arcade Concept engineering (Lokeren) pour la restauration.

Type d’ouvrage : pont de type Bowstring, le tablier se trouvant à une hauteur intermédiaire dans l’arc.

Description en long : longueur totale 31,65 m ; 24,0 m pour la plate-forme.

Description en large : entraxe des arcs 2,0 m, largeur utile entre les garde-corps 1,70 m env.

Fig. 2 : La passerelle d’Arquennes (et le pont en dessous) (photo Marc Braham, juin 2020)





Le pont tournant et la passerelle d’Arquennes, voilà un couple que l’on ne voudrait en aucun cas briser tant il y a de points communs dans leur vie. Le document présent le justifiera à suffisance, mais il faut tout d’abord débarrasser la table de quelques malentendus, voire d’erreurs.

On trouve en effet dans une certaine littérature (disons « touristique ») l’information selon laquelle ces deux constructions dateraient de 1832. C’est en effet en 1832 qu’est inauguré le canal de Charleroi à Bruxelles, le premier canal, celui à 70 tonnes. Mais la construction du « couple » en question n’a été envisagée que lorsqu’il s’est agi de passer le canal de 70 à 300 tonnes, et encore, seulement lorsque le tronçon de canal comprenant Arquennes a été élargi, c’est-à-dire au début du XXe siècle3 (années 1900, 1910). Dans d’autres documents, le Ministère de l’Équipement et des Transports2,5 fait remonter les deux ouvrages à 1888-1889. Ici c’est probablement une confusion avec le pont tournant et la passerelle de Seneffe - pont qui était semble-t-il identique à celui d’Arquennes et passerelle qui offrait quelque similitude avec celle d’Arquennes - qui ont effectivement été construits à ce moment, à la fin du XIXe, en même temps que la portion de canal située juste en « amont », entre Seneffe et Arquennes4. Nos passons sous silence un ouvrage connu, qui parle de 1885 !

Le pont tournant a été construit en 1909-1910, la presse d’époque en atteste3. Pour la passerelle, il existe une toute petite incertitude quant à l’année exacte de sa construction, mais on observe que ses plans originaux7 sont munis de diverses approbations datées de 1906 et 1907, et de plus on peut y lire l’inscription suivante (fig. 3) :

 

 

 

Fig. 3 : En-tête du plan (1906-1907) relatif à la                 Fig. 4 : En-tête du plan (1906-1907) relatif au pont                

passerelle originale                                                             tournant original                                         

(extraits des plans des archives du Service Public de Wallonie, banque de données des ouvrages d’art7)

 

C’est on ne peut plus clair, il est dit, en 1906-1907 donc, que la passerelle doit être « accolée au pont tournant » qui est « à établir » ; ce pont n’est en effet pas encore établi, il le sera en 1909, on vient de le voir, et les deux ouvrages auraient été ouverts à la circulation (ou inaugurés ?) en 19101 (p.127),6. La passerelle a donc été construite entre 1907 et 1910.

Il n’est d’ailleurs pas impossible que la passerelle ait été construite peu avant le pont tournant : le SPW7 donne 1908 comme date d’ouverture. C’est tout à fait vraisemblable si l’on sait que de nombreux ouvriers devaient franchir matin et soir le canal pour se rendre à la gare de Feluy ou en revenir, et qu’ils s’étaient inquiétés des retards que pourrait engendrer un pont qui s’ouvre et se ferme au gré d’un trafic, intense, sur le canal.

Pour être complet, nous reproduisons aussi l’inscription qui se trouve en en-tête du plan original du pont tournant (fig. 4). Il est intéressant de noter que ces deux inscriptions (fig. 3 et 4) indiquent que pont et passerelle vont remplacer un « pont fixe » qui existait jusque-là sur le canal à 70 tonnes, « sur la tête aval de l’écluse no 25 ». Une carte postale (fig. 5) montre d’ailleurs ce pont, et l’écluse no 25 qui lui était accolée (détail peu visible mais certifié).

Faisons une parenthèse pour dire l’activité qui régnait ici à cette époque, et expliquer la nécessité qu’il y avait de construire cette passerelle en plus du pont tournant. C’est qu’un pont tournant édifié seul aurait interrompu, et retardé à chaque ouverture le passage des nombreux travailleurs circulant dans cette région, notamment les ouvriers des carrières toutes proches.



Fig. 5 : Le pont fixe prédécesseur du pont mobile ;

le côté aval du sas de l’écluse no 251 (détail d’une carte postale ; SBP, Bruxelles)


Le canal jouissait d’un trafic intense, il fut construit au début du XIXe pour satisfaire notamment les maîtres charbonniers des environs de Charleroi, mais il fut très tôt privilégié aussi par les maîtres carriers de la région d’Arquennes-Feluy pour expédier leurs produits :« pierre à chaux, pierre à pavés, ou encore pierre de taille »1.

Il existait également des ponts levis sur le canal et ses embranchements, mais ce type de pont était limité en portée, et ainsi il ne permettait le passage que d’un bateau à la fois, obligeant ceux venant en sens inverse à s’arrêter et attendre leur tour. Le pont tournant avec pivot au milieu du canal, plus long donc, présentait l’avantage d’ouvrir simultanément deux passes, ce qui permettait un trafic plus fluide en rivière, mais réduisait aussi les temps d’interruption du trafic routier. Le canal à 300 t, plus large évidemment que celui à 70 t, comptait jadis 5 ponts tournants, 3 à Seneffe, 1 à Arquennes et le dernier sur la branche de La Louvière1. Ce type de pont était très facilement manœuvrable car il posait tout entier sur un pivot unique placé en son centre ; son centre de gravité se trouvant plus bas que le point d’appui, il se trouvait ainsi en équilibre autostable (fig. 6). La manœuvre s’effectuait alors au moyen d’une manivelle actionnée au centre du pont par le gardien (fig. 6). Les documents du MET2,p.214 ; 5,p.70 indiquent que ce type de pont était « usiné en série chez John Cockerill à Seraing ».Fig. 6 : le pont tournant de Strepy (cliché emprunté au Cahier du MET, no 125)

Fig. 6 : le pont tournant de Strepy (cliché emprunté au Cahier du MET, no 125)

Le pont tournant de 1910

Sa structure, intégralement rivetée, comprend essentiellement deux poutres longitudinales (longerons) de 19,10 m de longueur faites de plats et de cornières, de hauteur variant de 0,79 à 0,95 m (valeurs arrondies). L’âme de ces poutres est du type lattis (fig. 7 & 9), c’est-à-dire des plats entrecroisés à claire voie. Les traverses ont une hauteur de 0,30 m, sauf celles qui supportent des instruments de manœuvre : les deux traverses centrales ont une hauteur de 0,79 m, les extrêmes 0,495 m (fig. 8). Un contreventement fait de profils en C disposés en croix de Saint-André est logé en partie basse de l’ouvrage.

La largeur totale du pont est de 4,50 m (fig. 8), comprenant une voie charretière de 2,60 m et deux trottoirs d’un peu moins de 0,95 m. Le plancher est fait de madriers longitudinaux en chêne, recouverts de planches en aloès (plans SPW7).

 



Fig. 7 : Élévation du pont tournant et de la passerelle, situation originale (document du SPW Liège7)

La passerelle de 1910

La passerelle est également un ouvrage entièrement riveté. C’est un pont de type Bowstring, mais assez particulier puisque le tablier qui reprend par traction les poussées des arcs se trouve à mi-hauteur. Sa longueur totale, son emprise au sol, est de 31,65 m. La longueur de la partie en balcon est de 24,15 m. La hauteur totale de l’ouvrage est de 6,0 m et le balcon se trouve à une hauteur de 2,65 m. Le tirant d’air est de 4,20 m environ

 



Fig. 8 : Coupe transversale du pont original, près des appuis extérieurs (extrait des documents du SPW Liège7)

 

Retour à l’Histoire

Autant que l‘on sache, ces deux ouvrages n’ont pas eu à souffrir de la première guerre mondiale.

Par contre le pont tournant a été dynamité par le génie français le 16 mai 19401, dans le but de ralentir la progression de l’envahisseur allemand. La passerelle ne semble pas avoir subi le même sort, bien qu’elle ait permis le passage de troupes même si c’était sans véhicule.

Le pont tournant est reconstruit dès 1941-1942 (les plans7 sont signés par les responsables des Ponts et Chaussées en mai 1941). Le pont reste du même type que celui de 1906, mais la plupart de ses dimensions sont modifiées (pas la longueur). Tout d’abord, la chaussée est élargie à 3,00 m, mais la largeur totale reste 4,50 m ; ce sont les trottoirs qui en pâtissent. La hauteur des longerons varie maintenant de 0,67 m à 0,95. Les traverses ont une hauteur de 0,45 m, sauf pour les deux traverses centrales, support des mécanismes, qui ont une hauteur de 0,73 m.

Au niveau de l’aspect du pont, une différence importante toutefois : les longerons n’ont plus une âme en lattis (fig. 9), mais une âme pleine (fig. 10). L’aspect en est totalement modifié, mais pas nécessairement en mal.


Fig. 9 : Le pont et la passerelle originales                                             Fig. 10 : La passerelle originale et le pont de 1942  

(détail d’une carte postale)                                                    (photo récente, empruntée à l’office du tourisme de Seneffe)

 Un arrêté royal du 7 novembre 19788 vient fort heureusement protéger, par classement, les deux ouvrages. Ceux-ci cependant se dégradent. Le pont est soumis à des sollicitations toujours plus importantes et plus fréquentes. Et pourtant, alors qu’il avait été calculé pour des charrois de 40 tonnes, le poids des véhicules est limité à 16 tonnes dès avant 19905 ; limitation guère respectée semble-t-il. De son côté la passerelle est sollicitée pour supporter toujours plus de câbles et canalisations, ce qui évite de devoir creuser un siphon onéreux en dessous du canal5. Mais « elle s’affaisse continûment »2,5.

Des travaux de restauration, dont la nature nous est cependant inconnue, sont entrepris en 19945. Il y a aussi eu, au début des années 1990 voire déjà avant, une proposition de Dambrain2,5, ingénieur principal à la direction des voies hydrauliques, consistant à déplacer le vieux pont vers Seneffe, pour y remplacer le pont tournant du centre du village mis à la ferraille en 1968. Ces deux ponts étaient semble-t-il interchangeables ; identiques sûrement pas puisqu’à Arquennes le pont de 1942 différait sensiblement de l’original de 1910. Mais les dimensions restaient compatibles, résultat de la standardisation Cockerill probablement2. Le vieux pont tournant d’Arquennes aurait alors été remplacé par un nouvel ouvrage, plus conventionnel, sans rapport probablement avec le précédent.

La proposition de Dambrain n’a pas été retenue : c’est bien sûr un nouveau pont qui sera construit en 2012­2013 (les plans7 sont datés de 2012), mais il ressemble en tout point à son prédécesseur, à ceci près du moins qu’il ne tourne pas. Il n’est pas mobile. En réalité le prédécesseur en question ne tournait déjà plus depuis pas mal de temps puisque Sterling, Inspecteur général des Ponts et Chaussées honoraire déjà cité plusieurs fois, mentionnait déjà en 20012, p.214 que le pont était fixe, on ne le manœuvrait plus ; mais depuis quand ? Une autre caractéristique intéressante du nouveau pont est que ses parties visibles sont rivetées, comme pour le prédécesseur, mais les parties cachées sont soudées ou boulonnées1. L’entreprise en charge des travaux était les ateliers Baeck et Jansen de Balen.

  


Fig. 11 : Coupes transversales du tablier du pont de 2013 (extrait des documents du SPW Liège)

 On identifie aisément ces particularités à la figure 11 qui montre une coupe transversale de l’ouvrage, près de l’appui central à gauche, et près des extrémités à droite. Les deux poutres longerons sont munies de rivets, alors qu’à l’intérieur du tablier on distingue des boulons, la soudure se chargeant du reste.

La passerelle quant à elle est démontée dès 2009 d’après Maigre1, deux ou trois années plus tard d’après d’autres (les plans7 sont datés de 2009). Tous ses éléments sont transportés en atelier, les ateliers Baeck et Jansen de Balen, pour y être restaurés. Certaines parties, trop abîmées, sont simplement remplacées, d’autres sont nettoyées, restaurées, le tout traité. Tout est riveté comme dans la structure originale. La figure 11 donne une idée de l’ampleur des travaux (les zones colorées sont les parties qui ont été remplacées).

Les deux nouveaux ouvrages sont inaugurés conjointement le 6 décembre 20131,6. Depuis, ils remplissent leur fonction à la satisfaction générale.

  


Fig. 10 : Identification des parties de la passerelle qui ont été remplacées (restauration de 1013) (extraits des plans des   

archives du Service Public de Wallonie, banque de données des ouvrages d’art7)

 

 Références

1.    Maigre Michel : Le canal Charleroi - Bruxelles. Une voie d’eau pour le charbon. Chez Noir Dessin, éditeur à Liège. 2018.

2.    Sterling et Dambrain ; Le Canal de Charleroi à Bruxelles. Éditions du MET, collection Traces. 2001.

3.    Le Courrier de l’Escaut. Quotidien. Édition du 12 juin 1909.

4.    Le Journal de Bruxelles. Édition du 18 avril 1899.

5.    Ministère wallon de l’Équipement et des Transports (MET). La Wallonie sur le pont des techniques. Les cahiers du MET, No 12. Décembre 1994.

6.    Wacquez Th. : Arquennes aime son pont classé. Interview de M. Ameryckx. Nouvelle gazette du 7 décembre 2013.

7.    Service Public de Wallonie. Mobilité Infrastructure. Liège. banque de données des ouvrages d’art.

8.    https://fr.wikipedia.org/wiki/ListedupatrimoineimmobilierclassédeSeneffe



ANNEXE : iconographie supplémentaire

 


Mise en place de l’élément central  de la passerelle de 2010-2011


                                  Remarquer que les trottoirs ne sont pas encore présents)



                                  Mise en place du tablier du nouveau   Pont tournant (2011-2012)