Nous avons jugé intéressant de retracer la vie du sculpteur Victor
Rousseau, et de présenter ses « Tableaux
champêtres de mon enfance » qu’il rédigea en 1947.
1865 Victor
Rousseau naît à Feluy (Hainaut), le 16 décembre.
1870 Part
avec ses parents habiter Bruxelles.1875 Vient faire son apprentissage de tailleur de pierres à Feluy.
1876 Travaille au Palais de Justice de Bruxelles jusqu'en 1883, sous les ordres du sculpteur français Georges Houtstont.
1880 Suit les cours du soir à l'Académie de Bruxelles puis le cours de sculpture ornementale à l'École de dessin de Saint-Josse sous la direction de Georges Houtstont.
1883 Entre aux ateliers de modelage de Georges Houtstont, y reste jusqu'en 1890.
Passionné de théâtre, de musique et de danse.
1888 Cours de statuaire de Van Der Stappen à l'Académie de Bruxelles, y reste jusqu'en 1890.
1890 Prix Godecharles avec la Tourmente de la pensée.
Se marie avec Françoise de Læul.
Voyage en Angleterre, France, Italie et Grèce de 1890 à 1893.
1893 Salon triennal avec C. Meunier et J. Dillens: L'amour virginal.
1894 La femme de trente ans.
1896 Le Liseur.
1898 Déméter.
1900 Triomphe au Salon de Bruxelles avec Déméter.
1901 Professeur de sculpture à l'Académie de Bruxelles, jusqu'en 1909.
Puberté. Drame humain.
1902 Les Sœurs de l'Illusion. Vers la Vie.
1903 La jeune fille aux tresses.
1904 Pont de Fragnée à Liège.
1906 Groupe des Adolescents.
1908 Le visage de l'automne.
1909 Membre de l'Académie royale de Belgique. Buste de Françoise.
1910 Premier professeur de sculpture à l'Académie, jusqu'en 1919.
1911 Grand prix de sculpture à Rome. Buste de S.A.R. Marie-José.
Exposition de Charleroi.
1912 Jeune fille à la fleur.
1914 Séjourne en Angleterre durant la guerre.
1916 Ysaye.
1917 Le Secret.
1919 Directeur de l'Académie de Bruxelles. L'effroi de la guerre.
1920 Exposition chez Giroux: 22 marbres, 14 bronzes, 16 terres, dessins.
Monument de la Reconnaissance, Londres.
La Danseuse persane.
1921 Monument César Frank, pour la Ville de Liège.
1923 Le chant interrompu (plâtre).
1925 Exposition Giroux: 32 bronzes, 10 marbres, 22 plâtres, 29 terres.
1928 Exposition à Madrid.
1929 Exposition L'Art belge aux États-Unis.
1928 Monument Buls et Demot, avenue Louise à Bruxelles.
1929 Buste de Giraud.
1930 Le Drame.
1931 Grand Prix des Arts plastiques
1932 Buste de la Reine Astrid.
1933 Rétrospective du Palais des Beaux-arts: 39 marbres, 55 plâtres, 90 bronzes
5 ivoires, 2 pierres, 87 terres cuites, 35 pastels, 33 dessins.
1934 Buste de Fernand Séverin.
1935 Prix des Amis du Hainaut : de nombreux groupes en terre cuite réalisés depuis 1918.
1937 Début de son isolement.
Pomone (pierre), plâtre de 1925.
L'amazone.
1938 Trois sculptures pour l'Exposition de Bruxelles dont Saint-Michel de 5m.
1940 Prière pour la paix.
1942 Émotion Partagée.
1944 Nu à la draperie.
Jeune maternité.
1945 Exposition Breughel
L'adoration ou l'Écoute.
1946 Les rêves.
1947 La Musique (Musée de Gand)
Il termine la rédaction de ses Tableaux champêtres de mon enfance.
Nombreuses terres cuites dont la série des Nus couchés, jusqu’en1954
1952 La Danse.
1954 Maternité (œuvre inachevée).
Victor Rousseau meurt à Forest le 17 mars.
1965 Rétrospective Victor Rousseau à Mons pour le centième anniversaire de sa naissance: 41 marbres, plâtres, bronzes et ivoires, 25 terres, 57 dessins, aquarelles et Pastels.
Tableaux
champêtres de mon enfance
A ma mère.
Pages liminaires
Je la remercie souvent en pensée de m'avoir donné le jour. Malgré que la vie m'ait été marâtre, comme à bien d'autres, j'ai au total connu de bien beaux jours, et beaucoup rêvé.
Et hier en me couchant, je lui vouais un souvenir attendrissant, plein d'une affectueuse reconnaissance, dont la mort qui nous l'a ravie à la fleur de l'âge, n'a pu en ternir les traits si fiers et si beaux, mon plus tendre souvenir.
N'a-t-on pas dit que le premier amour d'un fils est pour sa mère. C'est bien ainsi que je me souviens d'elle. J'appris à son contact toutes les délicatesses de la femme. Elle m'a transmis la vivacité de son caractère, la promptitude d'agir selon mon cœur, et un degré de sensibilité qui, aujourd'hui encore influence ma pensée de façon si impressionnante. L'artiste en effet, ne tient-il de sa mère, ce quelque chose de plus que sa virilité? Ce je ne sais quoi qui lui confère ce privilège de douceur sans quoi la force ne serait que brutalité fort nuisible dans son commerce avec les muses et les hommes.
En quittant mon village, pour la vie rude, elle entoura mon enfance et ma première adolescence, non seulement de soins maternels, mais me couva et m'écarta en retardant les dangers qui m'attendaient.
En ces lignes, ce qu'elles apprendront sur la vie d'un enfant heureux, je veux que l'on trouve ici un hommage de piété autant que de ressouvenance, à ma mère, pour tout ce que je lui dois. Si j'ai quelque mérite, que l'on voie en ces tableaux champêtres de mon enfance son plus pur reflet.
Je tresse à ma mère, d'immortelles couronnes, l'aimant toujours, comme si elle ne nous avait pas quittés.
Le verger en fleurs
C’est ainsi que s'ouvre pour moi, sous les couleurs de l'enchantement, mon
enfance dorée.
Pourquoi faut-il qu'un humble verger sous le soleil de mai, s'évoque
avec une telle tendresse, sans que je puisse lui comparer ce que j'ai vu de
plus beau au monde: les bois d'oliviers au bord de la mer bleue, les mystiques
collines de Toscane, aussi bien que les îles d'or des Cyclades qui m'ont
entrouvert les portes de l'Orient, ne lui sont pas comparables.C'est ce que j'y reviens comme on revient au pays natal, après tant de détours merveilleux ou pénibles: toile de fond lumineuse et magique, sur laquelle se projette l'ombre d'une vie déjà longue.
Je m'y revois enfant, déposé sur l'herbe fleurie d'une fraîcheur verdoyante, piquée de pâquerettes, de jonquilles, de boutons d'or. Ronde dansante de pétales éclatants, comme autant d'yeux clairs qui me regardaient heureux.
Dès le matin si le temps était beau on m'abandonnait à moi-même, sous l'arbre habillé de ses premières feuilles balancées dans la brise. Que tout me semblait beau, lumineusement frais dont je n'ai pu lui comparer par la suite que les enluminures de Fra Angelico. N'était-ce point pour moi la première vision du monde, la seule qui me revient tout d'abord de mon enfance.
Quoique tout enfant je garde de cette vision la sensation du ciel bleu, la douce chaleur caressant mes petits membres, du vent léger qui me frôlait en passant, une grande joie, car si jeune que je fus, la lumière était toute la vie pour moi. L'obscurité me causa toujours une souffrance, que je subis encore aujourd'hui avec une aversion dont je me défends mal encore.
De mon verger je pouvais voir par delà, les jardins environnants étant en déclivité et plus élevés que le chemin séparant notre maison des carrières à ciel ouvert. A droite, c'était les prés paisibles, quelques rares maisons, çà et 1à sur les pelouses environnantes, des ruminants, quelques moutons, une chèvre broutant l'herbe, le tout entouré de haies vives.
Plus à droite encore se fermait l'horizon et on pouvait voir le village.la tour de l'église d'où le son des cloches venait à moi distinctement quand le vent était favorable.
En évoquant le panorama rustique de mon petit village, je revois de même les allées de notre jardin, bordées de buis, où nous cherchions les œufs de Pâques, quand, les cloches revenues de Rome, on me permettait de courir les chercher un à un. Il me semble les revoir ces œufs bleus, mauves, jaunes, ce fut sans nul doute à partir de ce moment que j'aimai les couleurs vives et sans mélange.
Il est surprenant quand on arrive dans ce pays des carrières, où à quelque soixante mètres de profondeur travaillaient mon père et mon oncle, d'être charmé par la verdoyance des collines lointaines dont est doté le pays hennuyer, sa poésie champêtre m'a souvent repris, quand longtemps après j'y revins.
Et depuis lors, je me suis souvent demandé si l'enfance ne serait faite que d'inconscience et seulement d'une certaine mémoire impressionnable tenant lieu de tout. Ou bien s'il ne fallait attribuer à des causes plus profondes le clavier des sensations, transmettant avec cette sensibilité intérieure, ces déductions rapides; celui-ci communiquant à l'être à peine éveillé à la vie, je ne sais quel pouvoir vibrant aux contacts les plus subtils qui lui reviennent avec cette force d'enregistrement de longues années durant.
Cellule vierge à laquelle personne ne prit garde, contenant en germe les possibilités d'une destinée à l'état latent, d'un monde fragile mais complet, dont on ne se souvient que d'après quelques vagues et mystérieux points de repères.
C’est de ce verger, enluminure printanière, que devait me venir le charme grandissant dont parfois je suis encore bercé aujourd'hui. Charme tout virgilien avant que je ne sus ce que voulait dire ce mot divin, source de vie autre et avant la véritable qui ne devait commencer qu'avec l'adolescence.
C'est donc, à n'en pas douter, dans la formation de l'enfance qu'est déposée cette poésie native qui comptera un jour plus qu'on ne pense, parce que rien ne se perd, et que la vie intérieure contient le microcosme de l'univers: miroir de pureté où tout se reflète avec cette clarté d'un pouvoir éclairant tel que l'on a vu ne s'effacera jamais plus de la mémoire. Nul doute que voici l’indication d'un processus de développement futur culturel. Ces empreintes comme dans la cire molle devant se marquer davantage dans le cerveau avec les années, à moins qu'une ombre néfaste s'en efface à jamais les splendeurs possibles.
Comme je l'ai dit ailleurs: malheur à l'artiste qui n'a pas de souvenirs d'enfance où se rafraîchir comme à une oasis, aux jours de sécheresse, où se réfugier quand la vie nous trahit. Car n'est-ce point 1à le premier concert divin qu'il a entendu? Où tout aide à sa formation première. Quelle disposition particulièrement privilégiée à qui se laisse charmer à la vue des premiers tableaux de la nature qui semblent avoir été mis sous ses yeux comme à plaisir pour préparer l'enfant à l'adoration?
Je n'avais pas que le verger qui m'isolait dans le ravissement de sa symphonie pastorale. La blanche maison natale aux parois de roc, dont les caves étaient à même taillées, était un monde s'ouvrant pour moi quand se fermaient les volets, que la lampe projetait sa lumière autour de la table. C'est là qu'un soir j'appris à vivre le conte merveilleux de saint Nicolas. On m'avait mis coucher plus tôt que d'habitude. Je ne dormis point. L'âtre flambait de façon insolite éclairant les légumes que je destinais à l'âne du grand saint. Une agréable odeur de crêpes venait caresser les narines plus dilatées que de coutume. Je me blottis sous les rideaux de percale de ma couchette et j'attendis, surveillant les allées et venues inaccoutumées. Mon cœur battait très fort. C'est donc que le saint mitré avait exaucé mon vœu; qu'oignons, carottes et le foin avaient plu à l'âne.
Ö délices de l'enfance, adorable réveil car tu n'es pas un vain songe avec tant d'autres inventions du cœur, invention de la plus pure poésie tu m'avais rendu heureux pour la première fois. Offrande au seuil de la vie, tu viens avec tes délices pour mieux cacher ce qui nous attend !
Offrandes renouvelées depuis des millénaires, et c'est dans les plus humbles chaumières que le miracle opère avec le plus d'attendrissement. Car cette simplicité du bonheur est où habite la pauvreté, c'est le festin qu’il faut avoir connu, cette abondance de quelques fruits: oranges, noix, pommes vert-tendre ou rouges comme les joues de l'enfant, mêlés aux fouets peinturlurés, au tambour, aux mirlitons. Première possession d'un fief, avec la première poupée princesse descendue d'un conte de fée, qui viendra aux beaux jours revenus, peupler 1e verger sous les arbres en fleurs.
Mais le beau verger c'était surtout ce que je possédais de plus cher. Les oiseaux m'attiraient par leur chant. Les chenilles paresseuses aux belles teintes comme de la soie traînante, les insectes de toutes sortes bourdonnant m'étaient une invite à participer à leurs ébats aux arbres, dans l'herbe mouillée.
C'était un monde que peu à peu je m'étais découvert, qui semblait surgir à mon appel qu'il comprenait, et qui semblait me suivre dans mes déplacements à travers le verger où je prenais mes ébats jusqu'à ce que, tombant la fatigue, je m'endormisse comme le voyageur fatigué de la terre et de ses émerveillements.
Il semblait que je ne dusse connaître qu'un seul et unique thème: celui de l'éveil de la nature, calme, enivrante et sans heurt. J'y décelais pourtant déjà au hasard de mes découvertes la notion du beau, du ma1 en me blessant, me laissant piquer, quelquefois aussi, la tristesse qui ne sait pourquoi nous change d'humeur. N'y voyais-je parfois aussi des hécatombes gisant sur le sol ?
Une certaine intelligence des faits s'éveillait en même temps que les plus heureuses sensations, j'eus ainsi le pressentiment d'une certaine crainte, de la peur, d'un manque de pouvoir à commander selon les secrets désirs en éveil venus, en ce verger comme des intrus, contrarier mon bonheur, mais cela s'effaçait vite.
Cette présence de la réflexion mêlée à l'inconscience qui submerge tout, que la science commente sans pouvoir l'expliquer, restera un des grands charmes de l'enfance au milieu de ses premières sensations. Il semble pourtant que cette loi qui paraît imprescriptible le soit moins du simple aperçu humain que du mystérieux assemblage de ce que nous sommes déjà si complètement dès nos jeunes années ; ces échappées dans le rêve où personne ne peut nous suivre, vers lequel nous sommes poussés par une puissance invisible; ces portes qui s'ouvrent et se referment tantôt sur le réel, mais plus souvent vers où l'enfant voudrait s'évader, comme s'il avait un secret pressentiment qu'il l'éloignerait du malheur, reste un phénomène indéniable de la double vie que nous semblons mener tout enfant, la vie d'ailleurs entre le sommeil et le néant, entre la vie qui nous oppresse déjà et l'inconscience se refusant d'y croire.
Si l'on ne choisit pas son destin, si les dons heureux ou malheureux déposés dans le berceau de l'enfant sont tous enveloppés d'une égale énigme qui en cache précieusement la teneur, la richesse de notre être ou sa pauvreté, en attendant, dans quelle illumination vit ce jeune être qui se découvre seul marchant déjà dans son sillon, à peine sorti des flancs de sa mère, s'en va droit devant lui, un bandeau sur les yeux en voyant clair? C'est ainsi aveuglé par la lumière que je découvris mon verger au soleil, Sur un versant du monde dont tout ce que je découvrirais par 1a suite ne serait que les fragments de cette première halte d'où je surpris la mesure la plus complète, la plus éblouissante de ce que la création avait réuni pour m'en souvenir un jour.
Cette diversion si afférente au sujet, ne s'imposait peut-être pas à propos de l'humble matière des quelques pages qui vont suivre. Mais je m'explique, c'est pour mieux m'interdire de rapporter à moi-même, ce qui revient à une force cachée habitant en tout être, pour qui la sensibilité et l'adoration sont les antennes par lesquelles ii est mis en contact avec tout ce qui a vie, où sont inscrites tant de lignes de sa destinée en lesquelles il se reconnaîtra un jour.
Si j'inscris au frontispice d'une naissance heureuse ou malheureuse, ces quelques réflexions, c'est parce que je me suis senti vivre et respirer en ces lieux si propices à mon développement futur où, comme le Dieu enfant, je m'éveillais chaque matin dans la pure lumière où, parmi toutes les formes, toutes les couleurs et parmi les êtres chers qui m'entouraient comme des divinités bienfaisantes, j'ai senti 1'éveil me prendre et m'emporter au cours des heures sonnant à la petite église de mon village.
N'est-ce point encore rester dans la réalité que tout cela partit de mon humble verger? De dire ce que mes yeux d'enfant ont vu, combien mon cœur eût d'émoi. Et pourtant malgré tant de clarté non troublée, déjà des appréhensions me rendirent tristes parfois, tristesse vague de l'enfant, aussi mystérieuse que ses joies, que nul ne peut expliquer, comme je le disais plus haut.
Cet état d'âme pure, l'enfant le porte en soi, il en reflète la vision fragile et délicieuse à la fois que l'on subit comme la présence sous les signes du contentement, du bonheur même, ses yeux en sont remplis, il se meut tout entier comme une figurine de rêve, il s'avance sur le sol comme porté par des esprits invisibles. Toile tissée avec des fils d'argent, des gouttes de rosée suspendues aux branches des pommiers dans un rai de lumière traversant le verger et posant sur les brins d'herbe comme sur la crête des arbres sa dorure étincelante des jours de grâce plénière. Car pour l'enfant qui s'éveille c'est la fête à chaque matin les yeux à peine ouverts.
De là naît sans doute qu'un jour l'on se souvient, que l'on entend parfois comme une musique lointaine. C'est la première fête dont rien n'est oublié.
Ne nous faut-il garder cette porte entrouverte sur l'azur et la fraîcheur de l'enfance? Être poète ou artiste n'est-ce point se souvenir de son entrée dans le monde? De tout ce qu'il y a d'infrangible dans la vision première, d'une joie très pure dont on se souvient un jour pour la traduire par un peu de merveilleux qui nous a émerveillés. Là, je pense, est la source qui inspire et ressuscite aux heures mauvaises les joies que la dure réalité effacera une à une dans le dur combat qui attend l'enfant devenu homme.
Le hameau d’Enfer
Tout enfant, les premiers masques aperçus me remplirent d'horreur. Je m'en
rappellerai toujours. Je me blottissais dans 1es bras de ma mère, et, c'est
tout en pleurs que nous traversâmes cette foule bigarrée d'un jour de mardi
gras, au hameau d'Enfer, proche d'où nous habitions. De 1à même on entendait
les hurlements des voix, le bruit des accordéons, le grincement des crécelles,
des trompettes aux sons discordants, des mirlitons cacophoniques qu'un sourd
roulement de tambour rendait plus sinistres encore.
J'avais voulu voir ce qui de loin m'apportait, comme une rumeur de fête,
le délire d'une foule débridée dont je ne pouvais, dans ma simplicité d'enfant,
m'imaginer telle. Dans ce hameau habitait alors le rebut du village.Il ne se passait pas de jour où il n'y eut un événement sensationnel, où l'on ne se battit, où, au milieu de la nuit s'échappaient des cris de femmes tirées par les cheveux ou trouvées mourantes sur le chemin. Le dimanche surtout et parfois le lundi, des beuveries s'achevaient dans la dispute et la bataille.
Hameau voué à tous les désordres où s'élevaient mal les enfants poussant comme un graine sociale contaminée.
Mais en ce jour de carnaval l'on semblait se recueillir, ce n'étaient que drôleries et joyeusetés, cortèges bariolés où chacun rivalisait de déguisement burlesque ou ostentatoire, où alternaient justaucorps de velours bordés d'argent, coiffures étranges et historiques, défroques sortant de réduits, fripées et grotesques, n'ayant plus de sexe à force d'emprunts douteux et d'usure, plus que maculés. Et voici que dans la nuit tout cela prenait je ne sais quelle splendeur, que l'obscurité et les éclairages de fortune rendaient les masques grimaçants odieux à regarder dans leur immobilité faite d'horreur, dans les oripeaux qui recouvraient cette foule comme si elle venait d'un orient de misère. Pour moi, ce carnaval représentait une humanité de toujours et nullement celle d'une fête passagère, c'était 1à l'image d'une foule odieuse inchangeable et vouée à une vie déchue.
C'est saisi de peur que je me blottissais dans les bras de ma mère et nous rentrâmes précipitamment à la maison, fuyant ces lieux maudits voués à toutes les malédictions. Longtemps après je les revoyais encore comme des morts dans leur suaire, brandissant des parapluies en lambeaux, serrés dans de vieux châles troués, d'une couleur douteuse, les femmes, les hommes, les enfants dansant des sarabandes et vociférant les yeux écarquillés, la bouche vociférant à travers ces masques impassibles qui me glaçaient d'effroi et que je n'ai jamais plus oubliés. Etrangeté et laideur firent impression sur moi.
Ces masques, au lieu de m'amuser, devaient m'éloigner à tout jamais de la violence. Et le jardin où je vivais comme dans un paradis de fleurs s'opposa désormais à tout ce qui me faisait peur, me rendant juge que le beau s'oppose au trivial et à la vulgarité.
Dans le vacarme et la déception d'une première fête à laquelle assiste l’enfant, ne retient-il pour sa formation future, les éléments de choix dont il se rappellera toujours? C'est donc qu'il y a déjà un instinct qui le guide et l'aide à se tracer une voie aux illuminations de rêverie de l'enfant bien sujette déjà à bien des observations qui n'ont pas encore été faites et ne le seront peut-être jamais! Ces documents d'une psychologie profonde, presque insolite, recouvrent le mystère d'une gestation existant à l'insu de l'enfant et de l’observateur le plus perspicace. La sympathie ou la répulsion, la tristesse comme la joie, ne sont que de vagues points de repères pour s'orienter dans la découverte d'une âme vierge.
Celle-ci a déjà pourtant un processus bien défini qui échappe à toute investigation, dont l’on s'étonne de retrouver dans ses souvenirs les plus lointains la perception d'un choix que l'enfant se fait inconsciemment mais qui n'est pas douteux.
Ma mère traversant ces foules devait avoir l'air d'une madone emportant son Enfant loin des pharisiens moqueurs d'une laideur repoussante, de l'Enfant qui un jour souffrira pour les hommes.
Ces impressions pénibles je les ressentis plus tard. Ne forment-elles le fond assombri de la réalité qui se substituera au tableau de mon enfance non troublée? De ce songe qui devait bientôt s'évanouir à jamais.
Le hameau d'Enfer reste et représente à mes yeux le symbole de toutes les laideurs et la part du mensonge dont 1es hommes s'affublent en se cachant derrière un masque, au delà d'une saine volupté: masques aux multiples expressions derrière lesquels se jouent la farce des joies grossières, la comédie et le drame de ce monde oscillant en décousu, montrant le fantasme et les tourments des humains, entre le doute et la recherche du bonheur.
Le château de Seneffe
Dans les contes pour enfants il y a invariablement des châteaux
enchantés, des fées qui, au clair de lune, surgissent comme des apparitions, la
nuit, emplissant le rêve de l'enfant, qu'on retrouve le matin, ravi, ou livide,
sur l'oreiller de leur couchette bouleversée comme un champ de bataille ou bien
endormi, comme bercé par les anges.
C'est tout à la fois cela, en moins les fées, peut-être, et aussi les
sortilèges, mon aventure, c'était tout simplement 1e bonheur d'avoir dormi dans
un grand lit à baldaquin, que j'ai
connu quand je partais par une belle journée, à pied, avec grand-mère vers le
mystérieux château.Quel changement subit de décor au moment où le domaine me faisait ouvrir de grands yeux étonnés. Là, pendant plusieurs jours j'allais participer aux travaux des champs et de la ferme. Le soir venu on m'emportait endormi tout habillé dans la chambre du prince charmant. Faut-il ajouter que le prince charmant c'était moi-même, que tout dans cette demeure seigneuriale était bien fait pour tourner la tête d'un enfant.
Mais rien qu'à attendre que l'on s'apprêtât au voyage, mon cœur bondissait de joie. Au long d'interminables routes où l'on côtoyait à peine quelques chariots ou de rares chemineaux, allant mendier de porte en porte, ce fut bientôt les grands champs de labour qui parfois nous faisaient cheminer entre des champs de blé et d'avoine ondulant sous la brise. Et, sitôt dépassée la chapelle de Notre-Dame de Bon Secours, la route se faisait plus déserte et le monde semblait finir pour moi. Mon impatience redoublait d'arriver ou du moins de voir se dresser les tours du château, de franchir la grille, de humer les roses dans le grand parterre, face au perron, devant l'escalier de pierre, la porte vitrée que l'on dépassait pour aller aux fermes où habitait la grand-tante.
Et là, c'était dans la cour, au milieu du fumier doré, les porcs se vautrant au soleil, la rentrée du troupeau qu'accompagnait le vieux berger, la basse-cour où trônaient les coqs au joyeux plumage escortés du cortège des poules et des poussins gloussants.
Tout exhalait la joie de vivre, la bonne odeur du lait, du son, de la betterave. Je connaissais mieux jusque là le parfum des fleurs, et voici que l'odeur des étables ne me déplaisait point. Je passais comme l'enfant qui découvre la vraie vie où le merveilleux se mêle à la réalité. Car je venais d'apercevoir le paon ouvrant leur queue en éventail, comme de fulgurants arcs-en-ciel, ceci touchait au magique pour mes yeux, c'était des Mille et une nuits avant la lettre.
Et c'est profondément endormi, après le repas du soir, que l'on m'emportait dans le lit somptueux où le lendemain matin, je me réveillais au bruit de la basse-cour et des travaux rustiques. Depuis longtemps déjà le soleil illuminait la chambre, à travers les rideaux de fleurs à grands ramages. Tout tremblant, ne sachant où j'étais, je regardais autour de moi. Ne semble-t-il pas pour l'enfant, d'un jour à l'autre, qu'il y a un esprit malin qui fait tout pour l'émerveiller, tant tout est enchantement à ses yeux?
Mes yeux se portèrent tout d'abord sur la descente de lit. Somptueuse dépouille d'une peau de lion, au poil fauve, à la tête menaçante, aux griffes prêtes à m'étouffer. Au mur, des panoplies de chasse: des lances, des coutelas, une tête de sanglier fixait ses yeux sur moi. Je n'avais jamais rien vu de pareil, n'étais-je pas en train de prolonger un rêve...
Et des oiseaux venaient s'ébattre sur la vitre de la fenêtre, et les grands arbres s'inclinaient et se relevaient comme des êtres vivants... Je ne comprenais plus rien. Autour de moi, c'était le silence dans lequel j'attendais grand-mère pour savoir, car nulle mieux qu'elle ne pourrait répondre à toutes mes questions.
Si j'en juge à la tendance que j'ai souvent aujourd'hui de douter de la réalité des choses, par ce clair matin où je ne retrouvais plus aucun de mes repères coutumiers, comment aurais-je su au juste ce qui s'était passé?
Tout cela n’aide-t-il pas à renforcer un monde d'apparitions qui berça notre enfance, cent fois plus réel et plus beau que tout ce que la raison découvre par après? Émerveillé, je le fus et le restai, par la suite, longtemps encore.
Et par le chemin du retour, grand-mère me racontait d'étranges histoires sur le château et ce qui advint du mystérieux personnage, parti en voyage, qu'on ne revit jamais plus et dont le beau lit à baldaquin était resté vide depuis bien des années.
Une histoire en appelle une autre, et, d'entendre ce qu'était ce domaine presque toujours déserté, laissé à la garde de ma grand-tante, me mit en quête d'imagination à trouver une suite à tout ce que j'avais vu et entendu.
Le merveilleux cédait devant les impressionnants récits de grand-mère, ma joie se doublait d'un mélange sans nom, car je commençais à raisonner, devant cette réalité qui habille tout d'un drame, dont la gravité me rendit tout-à- coup silencieux et d'une tristesse dont je débrouillais mal les causes.
En cours de route, an spectacle des campagnes, à longer des cours d'eau, à croiser des voyageurs, je retrouvais la douceur de mon naturel et vers le soir, nous atteignîmes la maison où les récits recommencèrent de plus belle. Ce que je viens de raconter avec la fidé1ité la plus exemplaire, n'est pas exempt, je l'avoue, de cette parure que l'on ajoute forcément à un âge plus avancé. Tout ce qui se remémore est cent fois plus beau que la réalité qui l'a dictée, pourtant ma bonne foi n'en est pas diminuée d'une once, je l'avoue.
De tous les dons qui nous furent donnés, il n'en est pas un qui prête des ailes plus irisées que cette jeune imagination qui nous accompagne partout où nous allons. Elle ajoute la vibration et la couleur aux tableaux des jours souvent ordinaires, elle fait cette musique intérieure qui nous berce, sans quoi rien ne vaudrait la peine d'exister et de voir du nouveau sur cette terre ou il y a tant à voir, où l'occasion de s'enthousiasmer est au moins aussi grande que celle de s'attrister.
Ces alternatives de couleurs sombres et joyeuses, je les ai connues bien jeune, autant que je me souvienne. Ah! Certes, j'ajoutais mille choses aux enchantements du château, que j'avais rêvés sans doute. Des semaines durant, je fus sous l’impression redoutable ou charmante. Je me voyais dans les profondeurs de la forêt, chasseur impitoyable à traquer les bêtes mauvaises ou innocentes. D'autres fois, j'étais recueilli par une fée qui me ramenait sur la route car j'avais perdu mon chemin. Tout ce que je découvrais était ravissant.
Un écureuil descendant des branches pour me surprendre au passage. Les poissons de la rivière avaient des sursauts pour me faire peur. Quand je passai les oiseaux se mettaient à chanter sous la feuillée. Et les grands cygnes passaient majestueux, allongeant leur col au bord du bassin, attendant tout dédaigneusement que je leur donne des glands de chêne. Ce fut la première et l'ultime découverte d’une vie plus complète et nouvelle pour moi qui me faisait paraître bien à l'étroit la maison et le jardin où j'avais coutume de passer mes heures.
Je restais ainsi dans un état de veille. Ce domaine que je venais de quitter était enchanté ou me parut-il tel? Comme l’image reflétée de tout ce que je vois dans la forêt imaginaire? C'est ainsi que nous arrivions chez grand-père. Je trouvai qu'il n'avait plus 1es traits que j'étais accoutumé à lui voir, tout avait changé aussi dans la maison.
Les jours qui suivirent marquèrent un changement dans ma vie d'enfant.
Je sentis que j'étais sorti du verger en fleurs, du village où chaque chose m'était familière. Que j'avais parcouru des étendues, vu passer dans le ciel de grands oiseaux, des gens sur les routes, vu s'ouvrir une grille d'or, vu mon image reflétée dans l'eau. Et cette tête de lion de la dépouille du lit me regardait toujours…
Mais pourquoi grand-mère ne fut-elle comme moi émerveillée? N'a-t-elle rien dit de tant de belles choses quand je lui en parlais au retour? Elle devisait avec les hommes des champs, parlait de la moisson, de l'approche de l'orage et peut-être appréhendait-elle déjà l'hiver qui serait vite 1à, comme tous les ans, quel intérêt pouvaient bien avoir ces détails alors que je sentais toujours la fée me tenir par la main. C'est en vain que je la questionnais sur tout le merveilleux dont e1le semblait n'avoir rien vu. Car de la réalité je n'en pouvais concevoir l'existence et l'extraordinaire présence autour de moi. Ce n'est que beaucoup plus tard que je m'en rendis compte...
Je saurais alors que la vie est un grand poème souvent triste mais fait de choses étonnantes et toujours nouvelles.
A présent, tout était bleu dans ma petite âme et devait encore 1e rester, mais non sans quelque mélange de peines déjà, dont les événements ne tarderaient plus longtemps à se mêler à mes rêves ingénus, les estompant parfois déjà de quelque ombre, que je ne parvenais plus à dissiper, comme au temps de toutes les fleurs dans mon adorable verger.
Le soir des Rois
Malgré que le jeune enfant se croit déjà un petit homme, à la moindre occasion
le merveilleux le surprend et rien de ce qui l'entoure n'existe plus pour ses
yeux toujours avides de surnaturel.
Le soir des Rois, où l'on se réunissait chez grand-père, n'était pas
l'un des moindres événements des fêtes villageoises. Il fallait cette coutume
ancestrale pour que des familles habitant loin les unes des autres, puissent se
réunir et se conter mille nouvelles du cours de l'année. Et là se montraient
ces âmes simples, en liesse d'un repas où les propos les plus bruyants
montaient à leur comble.Après cette agape quelque peu hilarante à l'excès, on passait au spectacle préparé de longue date. La maison du Dragon, comme on appelait mon grand-père maternel, se recommandait par trois choses qui la caractérisaient toute entière, sa bibliothèque composée de bons livres de morale coutante, de conseils pratiques, voisinant avec La Case de l'Oncle Tom, Paul et Virginie, un Traité de Vignole, que l'aïeul avait étudié, et bien d'autres livres faisant l'objet de ma curiosité, où je pris tout jeune la passion de la lecture. Puis venait la ruche construite au milieu du jardin rempli de fleurs, où l'on allait cueillir les rouges pivoines le jour de la procession. En troisième lieu l'atelier de menuiserie de grand-père, où il avait sa vie durant exercé sa profession.
Il était connu pour sa bonté et la patience qu'il mit à former une génération d'apprentis menuisiers ébénistes, auxquels il commençait d'abord par apprendre à faire leur outillage, qu'il leur offrait ensuite quand ils avaient bien travaillé.
Il passait à juste titre pour un homme intègre, instruit, dont les études au séminaire lui valurent une sorte de supériorité, de savoir peu courant. Intelligent et toujours prêt à rendre service et à calmer les différends, il s'était acquis une sorte de notoriété dont le curé lui-même avait à tenir compte, étant d'anciens camarades de classe; cette vieille amitié n'avait pas perdu ses droits, après qu'ils s'étaient retrouvés après bien des années et que 1e hasard voulut que Charles devienne le curé du village.
C'est dans l'atelier que se montait le théâtre minuscule et charmant d'un Guignol, dont les décors et les personnages drolatiques ou sérieux étaient dessinés par l'oncle Alexandre, le plus jeune des frères de sa mère, artiste à ses heures. Cet oncle qui eut, par son exemple, une influence sur ma première formation, réunissait plus que les rudiments du dessin et de 1a musique puisqu'il composait des airs simples qu'il faisait jouer les jours de ducasse, il était aussi très bon exécutant. En outre il n'avait pas son pareil en prestidigitation.
Il avait composé une boîte à double fond, il était sans égal pour faire jaillir d'un chapeau quelques blancs lapins, des bijoux étincelants, d'autres objets insolites qui faisaient la joie des enfants et même des aînés.
Les légendes les plus merveilleuses étaient contées par lui dont celle du voyage des Rois Mages. Je l'entends encore commencer ainsi: il était une fois trois Rois Mages venant d'Orient... Et rien ne manquait ainsi à l’inoubliable soirée d'hiver.
Age d'or du peuple resté enfant malgré ses soucis de l'an, il y avait ces bons moments où tous réunis on se sentait chaudement unanimes autour du chef de famille, qui n'était pas le moins amusant de la soirée. Tandis que grand-mère comme la mère poule vaquait à tout, heureuse, silencieusement; le plaisir des petits n'était-il pas le sien propre? Et l'aimait-on cette bonne femme avec son grand front sur un nez un peu gros encadré de deux bons yeux aussi bleus que ceux de la Vierge Marie.
Et la fête prenait fin bien avant dans la nuit. Car depuis longtemps le marchand de sable avait passé, bien des yeux d'enfants s'étaient fermés, endormis çà et là dans un coin de la maison. L'on eut dit un tableau du vieux Breughel groupant une scène de famille réunie un jour de fête biblique. Folklore
De tous les temps, réalité charmante et réconfortante où êtes-vous à présent?
Bien loin, bien loin, la poésie réelle née du sol et d'une tradition perpétuée par des siècles, s'en est allée, est morte de sa belle mort.
La lune brillait de tout son éclat au-dessus des monts fermant l’horizon au dessus des carrières, où on voyait distinctement en chantier les gros monolithes de pierre comme endormis eux aussi.
Et chacun de s'en retourner avec son fardeau. Les papas emportant les plus grands à dos, les plus petits emmaillotés dans les bras des mamans.
C’est ainsi que de la porte entrouverte, on pouvait voir chacun s'éloigner dans la nuit bleue d’un clair de lune éclairant le paysage, revêtu du blanc manteau de neige, et s’en retourner vers les hameaux lointains, où la veilleuse les attendait éclairant de sa faible lueur la maison retrouvée.
Et l'enfant se couche ce soir de fête les yeux émerveillés, il s'endormira dans un rêve étoilé faisant cortège aux Rois Mages venus d'orient se prosterner au pied du Nouveau Né, là-bas, dans une étable de Bethléem, guidés par l'étoile du berger...
Randonnées avec grand-mère
Il n'y eut pas seulement les déplacements « au château » qui me
parurent des voyages lointains et merveilleux pour m'apporter des impressions
et cette diversité de vie dont j’étais si friand, parce que je voyais ainsi des
êtres et des choses que je ne connaissais pas encore. Au long du chemin je
croisais êtres et paysages, en effet, qui étaient une joie pour mes yeux.
L’une des visites qui devait me rester chère entre toutes, ce fut celle à
une vieille tante. De grand-mère dont le mari était batelier, et qui venait à
de très longs intervalles amarrer au canal pour faire un chargement de pierres
ou y apporter du sable et des matériaux utiles aux carrières.Vous comprendrez si j’accompagnais grand-mère à ces visites. N'yavait.il pas le beau bateau aux couleurs noir et vert à la salle basse, éclairée par quelques petites fenêtres aux rideaux de dentelle, que des volets peints en vert et blanc ornementaient en outre. Réunis autour de la minuscule table - car tout était minuscule - on prenait le café, pendant que les vieilles tantes parlaient de choses inconnues pour moi. J'entendais souvent revenir les noms de mariage, ou de quelques événements qui me paraissaient se rapporter à un autre monde, d'événements propres à la vie, au loin, dans la famille, que je ne connaissais pas, cela me rendait plein d'une curiosité bien compréhensible !
Le balancement du bateau faisait mes délices, à l'idée qu'il pourrait partir vers des contrées lointaines et parcourir des pays étranges, merveilleux, qui me feraient voir des choses, telles que j'en rêvais parfois. L'imprévu et la nouveauté s'emparaient de mon imagination, et quelle échappée était pour moi ces quelques heures me donnant la nostalgie enfantine de voyager, si loin, si loin de mon petit village, où je commençais à connaître tout le monde, croyais-je. Et les choses les plus simples, grossies par un besoin de croire au surnaturel, à l'étrange inconnu, faisaient un monde que j'imaginais autre que celui dans lequel j'avais vécu jusqu'alors. Ce m'était un tourment autant qu'un désir délicieux de l'esprit qui partait ainsi à l'aventure « pour de bon » voyant .se succéder villages et villes jusqu'au bout du monde où l'on nous attendait, où nous étions reçus comme chez de la famille.
L'une des randonnées qui me rendaient le plus perplexe c'était parfois certaine visite que grand-mère faisait auprès de ses filles, on la voyait trottiner ainsi de maison en maison, un petit paquet de linge dans son cabas.
Un jour ayant rencontré des connaissances, j'avais surpris grand-mère répondre à une question: il va y avoir du neuf chez Charlotte. Le sens plutôt mystérieux de cette réponse me plongea dans la curiosité d'en savoir davantage. Quand à quelques jours de là, j'appris qu'une petite fille était née chez la tante.
Je fis, dès ce jour, un pas en avant dans la connaissance d'un événement toujours possible, que je ne soupçonnais pas jusqu'alors, qui bouleversa ma quiétude.
Comment, il y avait donc d'autres enfants qui pouvaient encore naître...
Ce fut pour moi le commencement d'une ère nouvelle et le charme de mille choses s'évanouit à mes yeux, du moins dans l'instant où je fus frappé. Oui! Me répétais-je, d'autres enfants pouvaient encore naître; mais le mystère se referma sur cet événement sans que l'énigme m'en fut donnée, comme sur tant d'autres points dont je découvrais chaque jour le complexe. Ce qui venait déranger mon bonheur dans sa pureté absolue telle que je me l'étais imaginé, croyant que rien au monde ne viendrait jamais en interrompre le cours.
Dans les promenades, les jardins enchantaient ma vue, et les bavardages par dessus les haies vives, les fleurs, les légumes, les arbres, les oiseaux, la chèvre qui broute, les mille détails de la vie quotidienne, étaient autant de tableaux champêtres qui se mêlaient à la poésie d’un rêve dans lequel je vivais absolument en ces jeunes années et que je n'ai pas découvert par moi-même alors. On a tort de ne pas laisser les enfants livrés à eux-mêmes. Leur instinct ne leur fait-il pas découvrir bien plus que ce que la raison des grands croit pouvoir leur enseigner? Je ne crois pas que l'on enseigne dans le tendre âge, on continue; l'enfant est comme un jeune animal qui se dirige et finit par faire un choix de ce qu'il doit aimer ou repousser. Cette part est réelle, et à mon humble avis, on a grand tort de vouloir devancer l'heure où il faudra raisonner avec l’enfant et-lui faire aimer, apprendre certaines choses de force, contre le gré de son inclination naturelle.
S’il est vrai que l’intuition rejoint la connaissance, c'est vrai pour l'enfant dont les antennes d’une sensibilité extrême devancent ce qu'il apprendra à l’àge de raison et qu'une lueur mystérieuse a tôt fait de lui dévoiler.
I1 y eut aussi bien des randonnées encore vers Marche-lez-Ecaussinnes où habitaient oncles et cousins Duquesne tous instituteurs, professeurs, le noyau intellectuel de ta famille. Aussi à force d'entendre parler de leur savoir et voyant combien le cousin Léandre - mort prématurément - un peu mon aîné, me dépassait par une intelligence brillante, me mettait en admiration devant ce grand adolescent fébrile et plein d'entrain. Quelquefois il venait nous prendre dans sa carriole que conduisait un âne, qui ne manquait chemin faisant de nous mettre dans les transes. Souvent aussi nous partions mi à pied mi en chemin de fer, c’est ainsi que j'aimais faire ce voyage et aller passer quelques jours à Marche dont le village n'avait pas le pittoresque de Feluy.
Tout y était banal, sauf la maison du grand-oncle où l'on recevait un accueil familial et là aussi le jardin était pour moi le paradis.
Mais de tous les déplacements, celui de nous rendre parfois entendre la grande messe à Sainte-Gertrude, à Nivelles, était une fête sans pareille. Comment en aurait-il été autrement?
Souvent, grand-mère choisissait un beau dimanche; en dix ou douze minutes de train à peine, nous étions à Nivelles, en Brabant.
Je n’oublierai jamais mon entrée par le grand porche, lorsque je découvris pour la première fois la nef principale avec ses piliers géants allant se perdre dans les hauteurs des voûtes toutes embrumées d’encens. La châsse de la sainte abbesse, les figures délicieusement sculptées, l'or scintillant, de même que les pierres précieuses enchâssées dans le bijou que j'aime encore revoir aujourd'hui, restaient, avec le cérémonial pompeux, l'un des spectacles bien faits pour frapper l'imagination d'un enfant.
J’ai souvent pensé que cette brave vieille femme avait peut-être fait davantage que bien des guides avertis par la suite, pour éveiller en moi le goût du beau, voire même ma vocation. Elle y était d'ailleurs sensible elle-même. De plus je pense qu’il est salutaire de laisser l'enfant se découvrir seul, son instinct qui veille l'aide bien souvent à découvrir sa vocation, n'est-il pas le premier à voir clair en lui-même?
Je n'ai jamais vu un être aussi fruste, apparemment, - elle ne savait ni lire, ni écrire - avoir l'admiration du bien et du beau poussé à un te1 point de compréhension. Wallonne d'origine, et n'ayant jamais quitté le village, elle parlait le français avec cette élégance native, cette justesse du mot, qui la faisait toujours comprendre, et donnait une très haute idée du rayonnement qui était en elle, quand elle s'émerveillait pour un acte, aussi bien que devant une fleur, les traits d'un enfant, ou une belle journée dont elle appréciait tant la rareté et le réconfort. En un mot elle allait au-devant de tous mes enthousiasmes d'enfant.
Notre retour ou notre arrivée à Sainte-Gertrude se faisait généralement par le cloître. Cette retraite blottie contre la collégiale, prenait à mes yeux l'aspect d'une oasis oubliée, et grand-mère ne manquait jamais de me répéter: il est très vieux, mon garçon, ce cloître, je l'ai toujours connu, et bien des gens, que j'ai connus vieux, quand j'étais jeune encore, l'ont connu de même.
Les dates ne pouvaient entrer dans sa mémoire, ni le temps non plus, sans doute grand-mère vivait-elle comme une plante oubliée dans les plates-bandes d'un jardin de la terre, où Dieu avait bien voulu qu'un peu de semence germât humblement. Telle fut sa destinée sa longue vie durant, malgré l'adversité dont elle eut bien sa part et qu'elle accepta sans jamais se plaindre.
Et à ses côtés, la vie était un rêve; parce que je l'avais vue couler en des paysages paisibles, la réalité me parut belle: poème de toutes les heures, songe qu'interrompait à peine le sommeil paisible, qu'aucun heurt n'était encore venu troubler jusqu'alors.
Oui, j'ai beau avoir fait, devenu homme, de longs et merveilleux voyages, jamais ils ne purent me faire oublier les champs de blé, de trèfle, et les horizons de 1a campagne hennuyère, si douce, si claire, d'un silence si reposant à ma mémoire.
Comme dans un concert divin de Mozart où la flûte, le hautbois ou la harpe prolongent comme l'essentiel d'une œuvre belle entre toutes, le charme est décanté, l'esprit s'envole et n'est plus que ce qu'il y a de plus léger dans la vie, et l'âme tout ensemble. C'est cela les souvenirs d'enfance: le bruit d'une eau très claire bruissant à la source cachée dont il suffit d'écarter le lierre qui l'entoure pour pouvoir se mirer et se retrouver tout entier dans l'essentiel de ce que l'on fut dans cette première vie, la plus belle, et qui ne survit presque jamais au-delà des premières années.
Le jardin du vieil oncle
La première fois qu'il m'ouvrit la porte de son beau jardin, j'ai cru
que j'étais au paradis. N'en était-il pas un?
On y accédait par quelque dix marches de pierre, une porte en fer en
défendait l'entrée qu'une grande clef à double tour fermait jalousement.A quoi pensais-je en arrivant de plein pied sur l’allée principale, bordée de poiriers et, entre ces arbres, de groseilliers rouges et blancs qui faisaient mes délices rien qu’à les voir. J'étais ébloui par la lumière dans laquelle baignait le jardin tout entier: apparition à mes yeux, contrastant avec la ruelle sombre où se trouvait l'entrée.
Je ne voyais que vol d'oiseaux, papillons, abeilles allant de l'une à l’autre fleur. Je ne pensais à rien puisque j'étais le plus heureux des enfants. La pensée ne vient pas à cet âge, ce n'est que beaucoup plus tard' lorsqu'on a connu la souffrance, que l,on pense, que l'on se réalise sur le plan du réel, que le caractère se forme, se modifie pour nous rendre moins heureux. Jusqu'à ce moment. Jusqu’à ce moment l’inconscience et l’indifférence qui suffisent à tout, car tous les spectacles qui nous retiennent plus tard puisent leur beauté dans la rêverie du spectateur. L'enfant lui, est partie liée avec cette nature, il est cette petite chose qui n'est pas encore détachée de la création animale dont il provient, qu'il doit vivre d'abord, en attendant l'heure de se découvrir et de penser.
Le grand oncle pouvait refermer la porte du jardin à double tour, j’étais comme l’insecte ou la musaraigne, je grignotais, comme l'écureuil, les fruits les plus beaux, j’aurais même mangé des pétales de roses, tant j'étais avide de saveur. Mes yeux ne me servaient encore qu'à me désigner ce qui est délectable.
La beauté elle, m'était acquise pensais-je, et m'était donnée par surcroît.
Comme le poète né, je l’étais peut-être sans le savoir, jusqu'à de rares réveils de la sensibilité encore à demi endormie jusqu'alors.
Le jardin se situait sur un versant exposé au soleil, fermé par un mur de pierres frustes. Le chemin conduisait à la partie basse du village, au niveau des fonds des carrières van den Dooren. Le bruit du moulin était la seule note de vie et d'activité que l'on entendait du jardin. L'on m'y oubliait de longues heures parmi les oiseaux, les papillons, les taupes, les vers de terre, les vers à soie: tout un monde volant et rampant. Les plantes, les fougères, les fleurs multicolores, les fruits mûrissants dans la chaleur, me donnaient cette sensation de bien être et de bonheur que j'aime encore me rappeler aujourd'hui.
Et un jour, j'entendis les cris de douleur de l'oncle. Le jardin fut fermé, les plantes sauvages et les herbes folles envahirent les parterres, la joie avait disparu des allées, d'où j'avais entendu les plaintes lamentables du pauvre oncle qui se mourait dans la souffrance.
Ce fut pour moi la première apparition d'un hôte que je ne connaissais pas encore. Il me semble encore entendre la voix de celui qui m'ouvrait 1es portes de ce séjour où j'aurais voulu vivre toujours.
La maison de mon grand-père maternel offrait ce même attrait à mes yeux et m'aida à me faire oublier ce malheur. On y pouvait voir bien des splendeurs florales et une ruche splendide dans laquelle il entrait sans crainte d'être piqué. La maison avait en outre pour moi un autre attrait, plus élevé: une bibliothèque où je découvris bien des lectures qui devaient, par la suite, m'ouvrir l'esprit et peut-être influencer mes études, mes goûts d'art, longtemps après.
D'avoir vu les portes du jardin du grand-oncle se fermer me causait un chagrin comme si l'on m'en avait chassé. Pourtant j'essayais de comprendre pourquoi l'on avait emporté le vieil oncle, raide et décoloré, sans un mouvement. On me cacha le jour de l'enterrement et le cimetière où il reposait pour toujours...
Mais la nature environnante n'était-elle pas un grand jardin? J'oubliai vite ce grand changement. L'enfant oublie vite, ne comprenant pas encore de quoi sont faits les pleurs qui inondent un visage. Il me semblait du reste que seul le bonheur existait pour moi.
Cet égoïsme, malgré la grande sensibilité de l'enfant, est tel qu'il doit en être ainsi pour quelques années avant qu'il comprenne et pleure de vraies larmes.
Pour revenir à grand-père, je continuais les promenades auxquelles il m'avait habitué. Je finis, grâce à lui, par m'identifier au moindre brin d'herbe le long des routes, aux êtres et aux choses des bois où nous passions des heures.
Il m'avait initié en effet à retenir les noms des oiseaux, à les reconnaître par leur chant. J'élevais des autels à autant de déités ailées ou non, aux arbres que je connaissais par leur nom, aux fruits et aux plantes les plus diverses, aux nids de la pie, de la caille ou du simple passereau.
N'est-ce point à lui que je dois d'avoir sculpté un jour le groupe de « Vers la vie »? N'était-il pas le guide, l'expérience tenant par la main l'enfant qui le presse de questions, le jeune homme viril qui se détache de lui et marche à ses côtés avec assurance? Oui, voilà l'ancêtre qui symbolise à mes yeux le savoir, l'expérience, la vertu de l'initiateur plein de grandeur et de bonté envers les hommes. C'est peut-être à son exemple que, par mon effort, mon travail, j'ai essayé d'égaler ce sage campagnard que j'aimais et qui m'adorait. Car n'avais-je pas vécu avec lui, pensé comme lui, et si je veux éclairer la route parcourue, c'est grâce à lui, car je me souviens de sa droiture, de la noblesse de sa vie, de son désir de se rendre utile, par quelques tâches dont j'ai parlé ailleurs avec émotion et reconnaissance.
La procession
Parmi les tableaux qui enchantèrent mes yeux d'enfant, c'est peut-être la
procession au village qui m'a laissé l’impression 1a plus vive que je ressentis
jamais à l'âge où l'on aime les contes de fées. Parce que cette mise en marche est
véritablement une succession de tableaux vivants, de légendes mystiques, se
déroulant sous un soleil radieux d'été' où tout est figuré par des couleurs d'une
fraîcheur, d'un éclat sans pareils.
Et ce qui en rend le spectacle inoubliable, c'est que ceux qui y
participent, aussi bien que les spectateurs, sont d'une entière bonne foi, et
que petits et grands se connaissent, que l'on peut mettre un nom sur chacun, et
cependant sans que l'expression des personnages figurés souffre de l'intimité
qui s'établit forcément entre eux ou diminue l'importance des rôles qui y sont
tenus.Mes yeux avides de voir la procession me rendaient, plusieurs jours à l'avance, plein de cette impatience qui précède un grand événement, que l'on escompte comme une joie d'autant plus rare que ce bonheur ne revient qu'une fois l'an, et Dieu sait si, à cet âge, une année est chose interminable, quand on doit trouver un tel bonheur après si longtemps.
Pour ma part, ce fut d'autant plus le cas, qu'enfant, je m'étais pris de passion pour les images où figuraient des cortèges, des couronnements, des scènes historiques ou religieuses, du merveilleux en un mot, que l'on ne trouve que dans les livres d'images ou dans les plus beaux rêves d'enfant, à moins que ce ne soit à l'Eglise.
Il n'est pas de personnage drapé et quelque peu prince ou archange, bariolé de couleurs vives, qui ne prit à mes yeux je ne sais quelle importance excitant mon imagination. Et voici que tout à coup je voyais un défilé où les jeunes filles avaient des couronnes d'or, les hommes portaient des glaives ou des chasubles, drapés comme des empereurs ou des seigneurs, plus beaux que tout ce qui se pouvait voir dans la vie courante.
Comment toute cette imagerie religieuse, dis-je, ne m'aurait-elle pas transporté. Ces bannières déployées au vent, ces cantiques résonnant dans l’air pur, ce cortège merveilleux parcourant les chemins de chez nous, ces enfants de chœur, mes camarades de tous les jours, ces hommes, ces femmes priant, le vieux curé Charles lui-même, hôte intime, bien souvent assidu de chez grand-père. Et 1e clerc, l'instituteur si grave en chantant. Et les porteurs de lanternes allumées. Et les musiciens où je reconnaissais chacun par son nom, à commencer par mes oncles et les voisins, qui me connaissaient tous et m'envoyaient leur salut.
Les processions n'ont-elles pas, en partie, été à l'origine de l'art primitif dans l'histoire du folklore des peuples et inspiré celui-ci? Que sont les premières enluminures de Fra Angelico, sinon des spectacles, des groupements, tels qu'i1 dut en voir dans l'humble village de Toscane, de la vallée de Mugello où coulent l'Arno et l'Ombrone? Ces caractéristiques se retrouvent dans l'œuvre des Primitifs; il me semble en subir le charme attendrissant dans ces processions
villageoises. De me rappeler ce que dans mon enfance je ressentis, est bien fait pour me faire retrouver l'une des joies sensibles de ma première âme qui découvrait le monde avant de le connaître, c'est-à-dire à l'état pur, tel que la poésie, la foi et une tradition merveilleuse nous en avaient légué la splendeur première, avec la tradition dont nous ne faisons qu'un.
Et le défilé, pour lent qu'il se déroulât, me parut toujours trop accé1éré à mon gré. De loin je voyais venir les groupes qui composaient le cortège.
Des enfants, des jeunes filles comme des parterres fleuris, encadraient les symboles de l'histoire sainte et de l'Église militante.
Autour de l'Enfant Jésus bouclé et proclamant par sa Croix qu'il était le jeune prédestiné, marchaient des enfants, le front couronné. Ils froissaient, en avançant, un lit de pétales jonchant le sol. Tandis que d'autres avaient, appendue à leur cou, une corbeille remplie de fleurs qu'ils semaient en passant.
Ce n'était que parfum et lumière, on respirait la sérénité des âmes et des esprits conquis à la saveur de la plus douce félicité.
Puis ce fut saint Roch et son chien porté sur les épaules de robustes carriers. Et suivait le groupe encadrant saint Sébastien porté par quatre tireurs à l'arc bien impressionnants pour moi car je reconnus aussitôt grand-père, à sa haute attitude, à l'allure fière dont il ne se départit jamais.
Mais déjà succédait le groupe de jeunes filles vouées à la Vierge Marie, Mère de Dieu. Puis venait la figure de la douce Vierge toute empesée sous le poids des gemmes et ruisselante de pierreries dans sa robe hiératique, dont la couronne scintillante d'étoiles était posée sur sa tête comme une tour céleste.
Parmi les jeunes filles, comment n'aurais-je pas reconnu la fille du vacher, sous ses voiles mauves, dominant ses compagnes. De quelques années plus âgée que nous tous elle nous dominait non seulement par la taille mais de fait. Quand nous jouions ménage, avec quelle rigueur ne nous mettait-elle pas à la r:aison! Ses gants en filoselle dissimulaient mal ses grandes mains, et sa nature hommasse, son strabisme, rien n'avait pu en dissimuler les tares de laideur et de disgrâce qui la caractérisaient entre mille jeunes filles de son âge.
Je me rappelais aussitôt, malgré la solennité du moment et le scintillement des ors et des étoffes, par un chassé croisé, comme l'esprit en a parfois, même chez les enfants, associant les grotesques au sublime, nos jeux dans la grange de la ferme chez la grande Zoé, où nous nous balancions par-dessus la moisson rentrée dans laquelle nous nous laissions tomber de toute la hauteur de l'escarpolette, nous roulant dans les bottes et disparaissant littéralement. Cela avait quelque chose de comique de se rappeler de telles scènes à ce moment, et je me demandais si c'était bien la grande et bouillonnante Zoé que j'avais 1à, sous mes yeux, sérieuse comme une sainte et faisant mine de ne pas me reconnaître.
Puis plus loin, Louisa et Mélie, ces deux effrontées du hameau Vinckel, qui allaient traire les vaches et porter le lait au village, il ne leur manquait que des ailes pour les croire de petits anges.
Les pierres précieuses de la Vierge attiraient la vue des enfants qui ne pouvaient assez les regarder. A l'église, quand elle trône à l'autel parmi d'autres saints, n'est-elle pas la plus belle, la plus pure, la plus scintillante expression du culte et n'est-ce point, à ses pieds, à son sourire de suavité que vont les prières, les adorations les plus ardentes des grands et des petits?
Dans la procession ce culte passionné, extatique se rehausse encore, si l'on peut dire, d'une nouvelle ardeur. N'a-t-elle pas, la douce Vierge, le voile bleu du Ciel comme dôme et l'allégresse des chants de la foule, montant avec l'encens, en faisait comme une apparition marchant vers on ne sait quelles portes où elle retrouvera enfin son règne dans une transfiguration irréelle de sa personne enfin transmuée par les anges.
Et déjà, l'on entend les prêtres psalmodier, et les encensoirs balancés dans l'air par les enfants de chœur vêtus de rouge et de surplis finement plissés.
Mais n'avais-je pas reconnu, parmi les desservants vêtus de rouge, Jean Blo avec qui nous allions en maraude dans les vergers mal défendus par des haies vives, mais trop basses. Quelle prestance, quel sérieux, faisant semblant de ne reconnaître personne. Puis, mauvais écolier, s'il en fut, sur lequel la fine baguette de jonc du clerc eut fort à faire, et chantant, en ce jour, avec son maître.
Et la longue et pâle figure du clerc ne m'avait jamais parue si sèche, d'une sévérité sans rémission. Je pensais à la baguette, à sa trajectoire impitoyable quand elle s'abattait sur l'un des écoliers... Il était au surplus courageux et triste et tenait, en outre de l'école, une boutique en face de l'église où les paroissiens achetaient des cierges - dont ses traits avaient l'aspect livide - des médailles, des scapulaires, des livres de prières, tout ce dont l'église ordonne que l'on soit pourvu. Il était dans les multiples cumuls de ses fonctions, bon latiniste, psalmodiant avec autorité, chantant les liturgies comme pas un.
En bref, un prêtre manqué, ayant les allures d'un prélat, la mine déconfite d'un homme supérieur, mais bloqué dans la voie hiérarchique de la cléricature; étant mieux encore aux enterrements qu'à n'importe quel autre poste, mais de prestige égal partout. Le voici qui approche, j'entends sa voix de fausset, il précède le prêtre portant l'ostensoir. Il donne le la aux répons, contenant tout à la fois les voix criardes des enfants aussi bien que celles de la foule suivant et fermant la procession.
Et partout les fenêtres montrent au passage les petites chapelles votives où le Christ et la Vierge sont invariablement encadrés de vases de porcelaine blanche flanqués de grandes anses recouvertes d'or à profusion et d'où débordent d'amples bouquets. Cette tradition doit être bien lointaine. Tandis que les membres de la famille qui ne peuvent suivre le cortège sont groupés contre la fenêtre ouverte récitant le chapelet. Je pense à Breughel, qui me fait remonter jusqu'en plein Moyen Age dont la pratique s'est perpétuée jusqu'à nous.
Et la musique a des résonnances d'un grand jour clair, fleuri d'allégresse. La foule respire la joie la plus saine, la plus enviable.
Elle s'en allait, la procession, par les chemins, par les rues pavoisées, jusqu'au reposoir là-bas, à travers champs, et revient bientôt, quand plusieurs coups de canon annonceront sa rentrée à l'église.
Je la suivais comme la foule, je ne pouvais m’en rassasier la vue. Je revis encore grand-père, ceux qui l'entouraient n'avaient pas son prestige à mes yeux. Qu'il m'en imposait ainsi ! Car tout bon qu'il fut, l'ancêtre m'en avait toujours imposé. Son prestige m'apparaissait en ce jour teinté de douceur. Ses traits détendus me rendaient fier de me dire que j'étais son petit-fils et heureux de le voir ainsi groupé parmi ses partenaires du tir à l'arc au berceau.
Déjà les chevaux de bois tournaient, des fillettes dans leur robe blanche telles qu'on les avait vues à la procession, s'en donnaient à cœur joie. D'autres baraques dressées en toile blanche ouvraient aussi, offrant les caramels, les sucres d'orge, le pain d'épices et autres saveurs qui apparaissent d'autant meilleures qu'on peut les gagner au tourniquet en prenant des numéros.
Mais les mères s'impatientaient et poussaient les enfants à rentrer. Le dîner attendait, les hommes, après les gouttes d'usage, sans doute, avaient pris les devants.
Et je voyais de loin la grande baraque où se jouerait, l'après-midi ou le soir, le Drame de la Passion. Et le cirque proche où les affiches bariolées annonçaient des spectacles bien alléchants et où peut-être me conduirait grand-mère.
Je retrouvais d'autres spectacles plus violents qui me faisaient pleurer ou rire, des faces de romains casqués, escortant Jésus portant sa Croix; sainte Véronique essuyant les traits du Sauveur restés empreints sur le voile. Madeleine en pleurs, la Résurrection. N'est-ce pas là, en abrégé, les Évangiles que je devais lire un jour si avidement, mais dans ces scènes rendues populaires, sous la lumière bleue des projecteurs, cela vivait, m'apparaissait éblouissant et divin. Mes rêves des nuits qui suivirent et le souvenir que j'en garde, attestent que jamais rien au monde n'atteignit à un tel degré de merveilleux.
Après le divin ce fut au tour du grotesque à me donner des joies d'enfant. Ce cirque. Cette découverte mirifique de mes premiers enchantements dont je devais garder ma vie durant des sympathies pour les bêtes, les clowns, et les écuyères prestigieuses s'élançant de la croupe d'un éblouissant cheval blanc richement harnaché, dans l'espace, ce qui les rendaient si légères, si gracieuses, si belles. Ce fut 1à la première apparition de la beauté féminine qui éblouit mes yeux d'enfant. Formes et vie d'un conte des Mille et une Nuits, première apparition dans le ciel d'une imagination et qui la fécondèrent peut-être au-delà de toute réalité entrevue.
Et je me rappelle pour finir les veillées, d'un caractère si campagnard, si prenant, d'une poésie familiale si intime, qui avaient lieu chez mon grand-père maternel.
Quoique je fus bien jeune encore, c'était vers la fin de mon séjour au village. Comme les soirées étaient longues, après souper, grand-père, bien souvent installé au coin de l'âtre, se laissait aller à nous conter quelques-uns de ses souvenirs. La chambre à peine éclairée où l'on se tenait semblait compléter le silence qui y régnait et la voix de l'aïeul, d'un débit clair, résumait parfois des impressions qui nous tenaient sous le charme de sa parole, alimentée d'histoires réelles dont chaque personnage avait sa physionomie propre et se mouvait dans cette demi-obscurité en des apparitions frustes bien souvent.
Pas toujours, car il me souvient de certains personnages médecins, notaires, gros fermiers huppés, vieilles rentières, dont la vie et les actes défilaient sous nos yeux avec un relief tel qu'il me semble encore les voir tels qu’ils m'apparurent il y a si longtemps.
Cette vieille tradition des veillées précède les temps modernes où les journaux ont remplacé la parole humaine dans sa saveur d'expression. Pas de faits divers à rapporter, mais faire revivre quelques faits et légendes dont à la campagne on aime garnir sa mémoire. A les écouter on embellit la vie rustique, un peu monotone au demeurant, et c'est avec les quatre ou cinq fêtes de l'année toute la poésie d'un petit village duquel la foi et l'illusion ne se sont pas retirées.
Nuit de Noël
Quand j'eus atteint quelques années de plus, l'on m'emmena assister à la
messe de minuit. Par les routes blanches de neige, qui était tombée plusieurs heures
durant, nous partîmes avec grand-mère et les tantes, tenant à la main leur
lanterne pour guider nos pas, car il n'y avait pas de lune. Les carrières dormaient
sous leur blanc manteau. La nuit m'impressionnait pour la première fois,
n'étant jamais sorti auparavant à une heure aussi avancée. Nous croisâmes
d'autres habitants - se rendant eux aussi à l'office de minuit – qui de plus en
plus vinrent grossir notre groupe déjà nombreux.
Et brusquement, arrivé au parvis de l'église, l'éclat des bougies, l'odeur
d'encens, les chants, car l'office avait commencé, firent céder ma curiosité éveillée
à un sentiment de frayeur dont m'avait enveloppé les ombres de la nuit.Mais je voulus voir la crèche de plus près; il fallut se frayer un passage au centre de la nef principale où les fidèles se pressaient debout, priant ou regardant ce spectacle impressionnant de la messe à une heure aussi insolite.
Des heures de marche n'empêchaient point certains habitants des fermes éloignées de venir, comme ceux qui n'avaient que quelques cinquante mètres à parcourir. C'est du moins ce que j'entendis raconter par mes tantes en reconnaissant la « cinsière » Leduc présente avec ses quatre fils, débordants de santé et friands du spectacle qui se déroulait à leurs yeux.
Je vis donc l'Enfant couché sur la paille fraîche, que la vache et l'âne réchauffent de leur haleine. Tandis que les bergers accourus sont penchés sur la crèche, Marie semble leur sourire. On voyait au premier plan les Rois Mages, courbés dans leurs somptueux manteaux, offrant l'or, l'encens et la myrrhe à l'Enfant divin.
Et les chants s'amplifiaient, repris par les fidèles. Et les orgues se faisaient entendre. J'étais dans le ravissement, jamais je n'avais vu pareil spectacle et entendu d'aussi divine musique, si ce n'est les très rares fois où j'avais assisté à la grand-messe à Sainte-Gertrude à Nivelles.
Mais ce n'était pas la même chose. Tout ici revêtait une solennité pleine d'une émotion unique. Il s'agissait de la naissance de Jésus dont on m'avait tant parlé. Je le voyais, il venait de naître et, comme les bergers et les Rois Mages, j'étais venu moi aussi l'adorer avec grand-mère.
Et mes yeux se fermaient de sommeil, l’on me ramena dans les bras d'une de mes tantes et ce fut une nuit de rêve bleu et un réveil tardif. Longtemps après, parmi tout ce qui avait frappé mon imagination et éveillé en moi les origines d'une poésie, je ne devais plus l'oublier.
Comme les années précédentes, le lendemain devait m'être montré l'arbre chargé de lumière et de jouets: vision, l'une des plus belles, dans la simplicité la plus humble qui fut, mais qui est la plus belle, la plus éblouissante. Car j'étais un enfant à l'imagination vive et tout ce que j'ai pu voir par la suite, réalisé avec plus de richesse, ne parvint jamais à en effacer la vision.
Ceci me remet en mémoire ce que je devais apprendre par la suite, étant devenu un homme.
On raconte que les merveilles, aujourd'hui appendues à l'arbre de Noë1, sont des travaux exécutés par des prisonniers.
S'imagine-t-on ces mille filigranes de verre, sortis des mains de pauvres condamnés, ouvrés dans une pauvre cellule? Quelle joie, quelle tristesse tout ensemble, de produire ces merveilles de formes et de couleurs qui prendront place à l'arbre, évoquant les temps heureux où, eux aussi, assistaient à la fête de famille. Qui alors eut pu prévoir leur destinée? Hélas, prisonniers par un décret de la justice des hommes pour un délit commis dans un instant de faiblesse, ce passe-temps ravive dans leur mémoire ce jour qu'aucun enfant devenu homme ne peut oublier.
Il faudra toujours aux peuples, à ceux là même qui se croient libérés des rites religieux, cette tradition qui est le meilleur d'une croyance et de la poésie tout ensemble, de ces fêtes de famille où étincellent quelques fragiles mais merveilleux bibelots de verre où le caprice des plus étonnants poètes est souvent surpassé.
Mirages aux yeux des enfants, alors que la chambre est plongée dans l'obscurité, où, comme des apparitions, seuls les visages des assistants s'éclairent, où l'on peut surprendre le bonheur des plus humbles en une nuit d'humilité chrétienne.
L'arbre de Noël est le songe qui nous vient sans doute du plus lointain de l'Orient. Les guirlandes de verre multicolores comme le feu d'étranges étoiles qui scintillent dans une nuit mystérieuse. Les cygnes de rêve d'argent, ou transparents, les cœurs transpercés d'éclats insolites par des fils de la Vierge, courant de branche en branche. Des oiseaux de paradis, inventions spontanées et sublimes, avec une huppe bleue, une queue de diamant. Des fontaines de cristal où viennent boire les anges volant tout proches, parmi un essaim d'abeilles et de mouches d'or, tout un monde de formes, enfin, qu'on ne peut dénommer. Tout cela apparut dans une nuit révélatrice, dans un ciel de bougies, comme autant d'étoiles semées par une puissance invisible, dans un firmament enfantin, formant des trajectoires lumineuses, si loin des choses de la réalité.
Car il s'agit d'endormir nos inquiétudes, en nous berçant d'illusions, en calmant nos âmes, pour que nous revienne un peu de fraîcheur comme au temps où nous aussi étions des enfants. Ainsi grands et petits sont rafraîchis dans leur soif de merveilleux.
Ne sont-ce pas là, en effet, les ramures d'un paradis imaginaire, peuplé de toutes les formes de la création?
Lanterne magique de notre enfance dont les splendeurs reviennent parfois encore nous éblouir comme au temps heureux d'autrefois, en ces longues nuits d'hiver où il nous faut voir des constellations sous formes de clochettes, de papillons plus beaux passant rapides dans nos jardins.
Telles les pommes de pin émeraude, la harpe du roi David, les violons en chocolat pour de divins concerts. Des navires en fondant pour d'imaginaires voyages, vers les pays de rêves, des corbeilles de fruits pourpres et des couronnes de saphir, pour couronner le front des vierges, des étendards à déployer en de lointaines croisades, des palais remplis de trésors, tout enfin ! Tout ce à quoi les pauvres prisonniers aspirent et ne verront jamais.
Pouvaient-ils mieux qu'imaginer tout ce qui leur a échappé en cette vie dont ils n'ont connu que la souffrance et la honte.
Magiciens d'une heure de remords et de regrets, se rappelant leurs joies passées, ce lointain de leur enfance.
Les enfants qui contemplent ce spectacle, l'un de plus hallucinants, ne savent pas comment furent produites ces merveilles. Ils croient peut-être que ce sont des doigts de fées qui s'appliquèrent à tant d'inventions, laissons le leur croire.
Tout est plus beau avec un peu de mensonge quand celui-ci est une charité du cœur, une parure sortie de l'imagination des peuples en délire, les plus grands poètes de la plus grande des traditions.
Le Vivier d'oies
Il y a dans mes souvenirs une dispersion de faits qui convergent
pourtant vers un but déterminé, auquel se rattachent mille impressions qui ont
intérêt à être rappelées.
Le Vivier d'oies, comme on appelle l'étang reflétant la façade
principale du vieux Château, que l'on voit du chemin qui s'appelle toujours l’Épitaphe,
je ne sais pourquoi, conduit à la place du village où est située l'église. Cet endroit
n'a pas changé depuis mon enfance, sur l'eau de cet étang qui met une note de
fraîcheur, devant la façade, glissent toujours, encore, les deux cygnes jumeaux
que j'admirais tant dans leur majestueuse allure. Ils se tenaient le plus souvent
dans la frondaison d'un petit bosquet au loin, situé à gauche de l'habitation.Du vieux château qui devait dater du moyen âge, il ne reste plus que la porte d'entrée latérale du XIVe-XVe siècle, dont la grosse tour, avec son pont levis comblé depuis, est écussonnée d'un blason aux armes du seigneur d'autrefois. Travail fort remarquable de la Renaissance.
Vers ce passage, les eaux sont saumâtres et stagnantes, dégageant une odeur nauséabonde dont je me souviens encore aujourd'hui. Elles battaient les flancs de la grosse tour, avec des remous, où s'accrochaient mille objets hétéroclites.
Au surplus, le château avait dû être maintes fois reconstruit à la suite d'incendies, ce qui a flni par le défigurer. Il ne présente plus aujourd’hui qu'un caractère historique quelconque.
L'entrée que j'ai connue se trouve à présent encore vers le jardin, postérieure à la façade donnant sur le chemin du vieux cimetière.
En face se trouve l'entrée grillagée du champ des morts, au fond de l'allée principale se dresse un grand Christ émouvant entre une double plantation de hauts cyprès qui y conduit. L'herbe recouvre en partie les vieilles sépultures disjointes. Je m'en souviendrai toujours, lorsque je me rendais chez les vieilles tantes au hameau des Trois Maisons, j'attendais que quelqu'un s'y rendît, tant m'impressionnait le grand Christ dans le silence qui y régnait à toute heure. Avant d'arriver à cet endroit de la route, s'élevait la Chapelle Saint-Roch, célèbre par les pèlerinages qui eurent lieu l'année de choléra en 186... Grand-mère m'avait souvent raconté les foules immenses qui s'y réunissaient le soir, en prière, tant la terreur était grande de voir les familles décimées, mère, père, frères, sœurs mourant en quelques heures. Je me représentais ces scènes de désolation, je ne pouvais surmonter ma tristesse et je pleurais à chaudes larmes.
Mais revenons au Vivier d'oies. Vers la fin de l'année, lorsqu'il gelait à pierre fendre, sa surface était recouverte d'enfants et de grandes personnes, emmitouflés et grelottants, s'élançant sur la glace; les patins gravaient sur ce miroir poli des trajectoires audacieuses, l'animation était à son comble. La nuit venue, les lanternes que chacun accrochait à sa ceinture, formaient des cortèges mouvants de lumière et je me souviens toujours de ce spectacle enchanteur pour mes jeunes yeux. On me tirait à la glissade au bout d'une longue écharpe, et ce soir-là je me couchais fort tard dans la nuit. Je n'ai rencontré rien de pareil devenu grand, si ce n'est dans les tableaux de Vermeer, le peintre hollandais, au musée de Bruxelles, qui me rappelèrent plus d'une fois ces scènes d'enfance dont j'avais été l'un des acteurs.
Aux environs du Nouvel-An, ou un peu plus tôt, avait lieu la Saint-Martin. En face du Vivier habitait ma grand-mère paternelle tenant un café où, ce jour-là, à la fête du saint, on dansait au son d'un petit orchestre de trois ou quatre musiciens installés sur des tonneaux. Les consommateurs étaient des plus bruyants, les chopes s'entrechoquaient d'autant plus que tous buvaient et mangeaient de la tarte aux prunes à volonté.
Le saint, dans son justaucorps de velours d'un bleu sombre, était sorti et attaché à l'angle de la maison. On accédait au café par quelque six marches donnant accès à une gloriette de vigne vierge, ombrageant à demi, dans cette fin automnale, buveurs et musiciens.
Cet endroit au coin de l'Épitaphe, tout ombragé de grands arbres, servait à l'époque de la foire, qui avait lieu en été. C'est là que les forains remisaient leurs roulottes. Et le soir on pouvait les voir endormis entre les roues sur des paillasses de fortune. Mes oncles s'attardaient volontiers à parler avec eux. J’étais friand de ces escapades, j'entendais ces bohémiens parler de leurs voyages lointains, nous émerveiller ou nous faire peur par leurs récits. Il y a si longtemps de cela que j'ai l'air de raconter l'histoire d'un autre enfant.
De tant de parents et amis plus un seul ne vit aujourd'hui. Les tantes qui m'ont bercé dans leurs bras ont disparu. Vides à présent, les maisons où j’allais, d'autres générations s'y sont succédé et il me serait bien difficile de retrouver la moindre trace de leur passage en ce monde.
Le château, lui, subsiste toujours dans son décor amorphe. Sa tristesse est poignante. Pas plus qu'au temps de mon enfance on ne sait quoi que ce soit de son histoire. Cette demeure fantôme, des êtres l'habitèrent pourtant, des joies et des douleurs s'y déroulèrent comme dans les masures les plus humbles.
Seule son entrée écussonnée en impose toujours et m'a souvent retenu, interdit sans doute par le charme de ses vieilles pierres si admirablement conservées, pour sa porte de bois cloutée, épaisse, équarrie en plein bois de chêne, rehaussée de peintures anciennes, pour le mystère que ce logis détient, les histoires que l'on me racontaient et où j'aurais voulu pénétrer.
De là se découvrait l'église proche, flanquée de son vieux cimetière, avec sa rampe de granit, où se voit encore un calvaire, bas-relief sculpté, puis quelques autres figures émaciées qui furent peut-être, avec d'autres pierres tombales et les figures de saints du maître-autel de l'église, les premières sculptures qui frappèrent ma vue et fixèrent ma vocation à venir.
Ces vieilles pierres, je les ai revues il y a quelques années; le village est désertique et plus rien ou presque ne rappelle mon enfance. Les nouvelles générations, à la suite de l'abandon des carrières, émigrent en d'autres contrées plus prospères.
Pages d'histoire d'un petit village jadis vivant, où régnait le bien-être de familles nombreuses. Le bruit des marteaux, des wagonnets, les chants des ouvriers pouvaient s'entendre en passant près des carrières, aujourd'hui abandonnées et inondées. Maintenant c'est presque la solitude et le silence.
Le cimetière ancien et nouveau cèle le secret des vivants de tant de générations au temps où l'on avait le culte de la tradition et du bonheur tranquille, où tout me parut si beau.
J'oublie de l'avoir revu ; pour écrire ces lignes, je ferme les yeux sur ce que j'en ai vu après soixante-quinze ans pour ne plus écouter que mes souvenirs d'enfant.
Quelqu'un me disait: j'ai voulu revoir les lieux où j'ai été si heureux dans ma jeunesse. Quelle folie, lui disais-je, ne remuons que la poussière d'un passé qui nous est cher, mais ne le revoyez pas, vos yeux depuis lors ont pleuré, votre cœur a vieilli, vos souvenirs peuvent seuls vous consoler de tout ce que vous avez perdu.
Le calvaire incendié
J'étais bien jeune lorsque j'entendis raconter ce drame affreux. L'on
voyait au seuil des maisons les femmes se raconter par le détail, la triste
mort de la petite Rose qui, bien que sa mère n'eût cessé d'aller prier le grand
Christ en croix, pour sauver son enfant que 1es médecins avaient abandonnée,
ferma les yeux pour ne plus les rouvrir.
Une nuit pleine d'étranges lueurs, Zéphine, ayant perdu la raison,
partit malgré la lune mauvaise blottie derrière les nuages. Elle pleura
longuement, se débattit contre une force inconnue, puis, installa au pied du
Calvaire de la paille et un monceau de bois, et dans un suprême effort, y mit
le feu. Et l'on vit dans la tourmente d'une horreur sans pareille, son ombre
affalée, insultant le Christ, lui reprochant de n'avoir pas sauvé la pauvre
petite Rose, tout ce qui lui restait de la fatale aventure d'un amour coupable,
plus belle, sans doute, et plus chère parce qu'elle lui était venue comme le
fruit d'un moment d'oubli. Elle voyait dans cette chair de sa chair, dans les
jeunes traits de cette blonde enfant de six ans, tout le roman de détresse et
des peines endurées et un allégement à sa triste destinée de femme meurtrie,
abandonnée après s'être donnée. Et le sourire si beau de cette Rose que tous
aimaient, était le rachat et la récompense qu'elle revendiquait d'un amour
illégitime dont l'acte pourtant était sans tache.Car Zéphine malgré ses vingt-huit ans accomplis, était restée pure comme la vierge, surprise par l’inconnu, qui l'avait bousculée un soir de ducasse, au bord de la route.
Et elle était restée confiante en Dieu, jamais elle n'oublia un dimanche de se présenter au banc de la Sainte Communion, et d'espérer pour l'avenir de cette enfant qui grandissait en sagesse et rayonnait dans sa vie de misère comme une étoile dans un ciel de tourmente, mais soudainement apaisé.
Et voici que tout un avenir de bonheur s'était effondré. Ce drame, renouve1é pour la quantième fois, sur cette terre, prenait aux yeux des voisins de Zéphine, qui connaissaient tous son histoire, je ne sais quelle importance; à force d'être rapportée de diverses façons, des allures du drame où l'essentiel de la douleur humaine, se marquaient d'une empreinte ineffaçable, d'une grande pitié.
C'est ainsi, j'imagine, que naissent les grandes œuvres. Qu'un génie vienne, voici le ton, les grandes lignes et la suprême expression fixés à jamais.
La vie des humbles, plus que toute autre, est propice à alimenter les concepts profonds. Elle reste la source de tous les accents vrais, telle qu'à tous les âges la littérature et le théâtre s'en inspirèrent.
Je n'étais qu'un enfant, on peut s'imaginer la tristesse qui s'emparait de moi chaque fois que ce récit était fait en ma présence; les détails n'étaient pas toujours tout à fait les mêmes.
Ce n’était pas la première fois que le malheur m'était révélé, cette fois il m’apparut effroyable, dans la mort de ma petite amie, plus redoutable et mon émotion plus bouleversante que tout ce que j'avais connu jusqu'alors, touchant à la douleur la plus profonde.
J'avais connu la petite Rose, qui me fut comme une apparition, à cet âge où on s'éprend si entièrement d'une compagne de jeu, qui revient chaque matin au seuil de la maison. De savoir qu'elle fut morte, que je ne la reverrais plus, m'était chose insupportable. Je la pleurais amèrement des heures durant, elle m'apparaissait dans mon sommeil.
Je devais revoir par la suite la maman restée folle, ou presque, errant par les routes, ayant à la main un bouquet, cueilli dans la campagne, qu'elle portait sur la tombe de sa petite Rose. Elle se parlait à elle-même, racontant son histoire lamentable et fondante en larmes.
J'ai appris depuis qu'il y a plusieurs façons d'implorer le Ciel et d'en recevoir les réponses d'espoir les plus diverses. Quoiqu'il en soit, les uns courbent humblement la tête et acceptent, espèrent en la Divinité. Il en est d'autres, touchés par l'adversité, se croyant abandonnés, qui se révoltent et se détournent de Dieu.
Cette pauvre Zéphine, dans son affolement, se détacha de la croyance, son seul soutien dans ce malheur. La voici deux fois malheureuse, abandonnée par Dieu et par les hommes.
Ce petit drame avait pour théâtre les bords du Vivier d'oies où se dressait dans un bosquet riant, au croisement de deux routes, la chapelle de Notre-Dame de Lorette, le grand Christ déployait sa stature suppliante immédiatement adossé à la chapelle.
Longtemps après, l'on pouvait encore voir les vestiges de cette scène nocturne, et pendant de longs mois le Calvaire était resté dans un état lamentable. On voyait le Christ émacié au corps calciné, tout noirci, léché par les flammes de l'incendie que l'on avait aperçu de la route. Tandis que les grands cygnes blancs, ces hôtes familiers de 1'î1e, avaient fui, chassés par les lueurs transformant ce paysage paisible en un lieu sacrilège pour les passants et la population en restait bouleversée.
Je revois toujours le vieux château de l'autre côté du Vivier d'oies, aux fenêtres réverbérées, je l'imagine, tel qu'il dut apparaître aux témoins oculaires de cette scène terrifiante. Une mère, au désespoir, avait fait surgir la vision vengeresse, en une nuit troublée, dans ce village, réveillé en sursaut, comme frappé de malédiction.
Revenu aux sources vives
Revoir après soixante-dix années ce dont on se souvenait avoir vu étant
enfant, repasser par les mêmes chemins, toucher les vieilles pierres si
parlantes autrefois. Reconnaître les maisons, où il y a si longtemps habitaient
de braves gens qui vous aimaient, vous rend un peu triste de n'en avoir revu aucun.
La journée que je passai hier dans mon village natal me fut pourtant bien
douce.L'accueil de nos bons amis, M. et Mme Joseph Ladrière, si chaleureux, si simple; la chaude maison, où l'on s'éternise autour d'une table bien servie, serait plus qu'il n'en faut pour se bercer d'une douce quiétude. Mais il y eut en outre cette promenade inoubliable en auto, qui devait nous faire découvrir les beautés du paysage hennuyer, dont je ne pouvais me rappeler, et qu'une conversation documentée par notre ami sur l'histoire du petit village, devait me faire goûter avec 1e plus vif intérêt. C'est qu'en effet Feluy a des origines remontant au VIe siècle.
Songez donc, quatorze cents années de vitalité et de vicissitudes, à travers 1e Moyen Age bouleversé, pendant cette longue période mérovingienne, quand les barons retranchés derrière les puissantes tours de leurs châteaux-forts, arrêtaient l'invasion à travers cette contrée qui était alors un passage redoutable. De 1à ces traces fameuses de constructions que le temps a émiettées, au point qu'à part le château, à la tour imposante datant des XIVe-XVe siècles, avec son écusson admirable de la Renaissance, entouré de son vivier qui le reflète, tout défiguré, sans aucun style aujourd'hui, est tout ce que l'on peut voir encore et admirer de ce pays à la grande histoire.
Il est des traces qui ne pouvaient disparaître, je veux parler de la beauté harmonieuse des collines, dont le sol hennuyer offre le décor enchanteur, aux végétations luxuriantes, aux labours plantureux, le tout ombragé çà et là, formant les tableaux champêtres et la poésie idyllique la plus gracieuse qui soit.
Nous voici par des chemins pittoresques nous faisant découvrir tout-à-coup le rideau d'arbres bordant le canal, qui ont l'élégance de ceux d'un parc ancien du XVIIe, aux ramures à la retombée gracieuse. Ce calme tranquille du canal où les chalands semblent rêver, en attendant de repartir...
Cette après-midi estivale d'un automne aux clartés attardées, se prêtait pour nous faire voir la nature dans la beauté de l'arrière saison, dans son dernier spasme où les ors de la lumière touchaient çà et là le feuillage encore vert d'une gamme nuancée et profonde, et cette mélancolie pourtant tapie dans la pénombre de la végétation, comme des regrets qui s'exhalent, comme les notes graves du clavier des songes qui nous impressionnent en passant.
Nous avons vu aussi les carrières abandonnées que j'ai connues enfant comme autant de ruches en travail, qui ne sont plus aujourd'hui que des lacs aux profondeurs inquiétantes: miroirs de solitude dont les parois granitiques sont tapissées d'une frondaison qui est une féerie qui se joue mystérieusement.
Jamais une telle solitude n'emprunta à la poésie une telle parure à la saison déclinante, évoquant en tristesse un passé, quand les carrières retentissaient du bruit des marteaux, que les scieries découpaient la pierre, que les wagonnets montaient et descendaient jusqu'au fond de ces abîmes où travaillaient les hommes minuscules et lointains, dans ce concert enfin du labeur qui s'est tu à jamais.
Et toujours mes souvenirs me reviennent par les chemins que j'ai parcourus enfant, mais cette terre natale je la revois aujourd'hui avec gravité, je sens que les années qui sont venues m'inclinent à la méditation, sentant l'inanité de toutes choses, tout cela n'est plus que poussière de moi-même: ombres qui passent parmi les choses mortes, qui chantent pourtant encore la vie dans un décor éternel de charme et de beauté.
Dans la partie basse du village, nous voici à Coule Coulette, fontaine, autrefois d'eau pure dont on entend le murmure, eau la plus délectable qui soit. Que de fois sous les frais ombrages, ma mère y vint puiser l'eau parmi d'autres femmes, groupe délicieux, jasant, riant, comme dans un tableau de Poussin.
Le soir descend lentement, un peu de bleu du ciel se voit encore à travers les rameaux prenant des teintes de bronze et d'or bruni. C'est la symphonie du soir qui descend avec son cortège d'ombres; le hautbois, non, c'est le hibou qui scande son trille toujours le même, il faut partir.
En longeant le grand mur blanc du parc Pennart, en face de la tour chinoise, si jolie, qui m'enchantait autrefois par le bruit de ses clochettes, les jours de grand vent, je revois ici en passant la maison qu'habita grand-mère.
C'est là qu'un soir d'été on rapporta mourant l'oncle Alexandre, le plus jeune. Il avait 27 ans, un wagonnet l'ayant entraîné, écrasé, jusqu'au fond de la carrière. Ingénieur, sculpteur, musicien, il avait tous les dons. Seul soutien de ma pauvre vieille mère-grand, il mourait quelques jours plus tard des suites de ses blessures. Ce fut la fin de la pauvre vieille qui en resta paralysée, vivant malheureuse mais résignée. Ainsi se closent mes souvenirs d'enfance, par un drame que je ne devais jamais plus oublier.
Cette journée du 22 octobre 1947, par un soleil qui accrochait un peu de dorure aux arbres, n'avait rien de triste. Je la vivais en pensant à mille choses qui ne peuvent prendre place ici. Tout me parlait du passé et du présent à la fois, je marchais dans les feuilles mortes et comme dans la cendre, les feuilles se détachaient une à une des vieux arbres. J'ai mieux compris d'où je viens et pourquoi je suis resté l'adolescent de toujours. Ce n'est pas en vain que les douces collines harmonieuses hennuyères ont rempli mes yeux d'enfant.
Sœurs des vallées de la douce Toscane et des Apennins mauves qui devaient, plus tard, élargir ma vision. Aux chênes, aux peupliers, aux hêtres de nos forêts, devaient s'ajouter l'olivier d'argent ombrageant les bois antiques, les cyprès se dressant au loin comme des pèlerins en prière sur les routes de Sienne où sur la colline sacrée de Fiesole, aux sources vives de la foi mystique, chères aux rêveries des artistes et poètes, qui en ont fait leur seconde patrie, où se prolonge un grand rêve de beauté qui vous hante la vie durant.
Comme des guirlandes enlaçant les arbres séculaires, les branches s'emmêlent et se touchent comme des êtres qui s'aiment, nos impressions de ce jour s'enlacent éperdument aussi.
La nature dans sa fresque des saisons, déroule sa rêverie qui est infinie, alors que tout passe. Elle nous fait roi d'un fief sans limite, ayant pour plafond l'azur du ciel depuis l'aurore jusqu'au crépuscule par les plus belles journées vécues.
La nuit, en un changeant décor, une féerie s'allume à laquelle nous assistons, les yeux ouverts, émerveillés pour la gloire d'être né en ce monde de splendeur, au sein des merveilleuses contrées que nous aimons, à travers le cycle des saisons toujours renouvelées.
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