Échos de la « guerre
scolaire » Â Feluy en 1881
Alain graux
En 1881, la Chambre des
représentants institua une Commission d'enquête scolaire, elle
recueillit le témoignage des autorités communales et des enseignants, et
parents d’élèves, par canton[1].
Le 17 décembre
1881, pour le canton de Seneffe, les représentants Victor Lucq[2],
Philippe Mondez[3] et Xavier Olin[4],
ont procédé au local de la Justice de paix, à une audience publique, à
l’audition des témoins cités à la requête du président, et pour la commune de
Feluy les témoins suivants :
Pennart
Oscar, 39 ans, bourgmestre de Feluy, prête serment et
déclare :
La commune de Feluy
a aussi été sous le coup de menées cléricales et des mesures intempestives du
clergé. Lors de la promulgation de la loi[5],
je venais d’être nommé bourgmestre.
Je me rendis
immédiatement chez M. le curé qui avait toujours été vénéré de tous. Cependant
il me reçut très peu gracieusement et, à mon grand regret, notre entretien
devint très peu amical.
Je dus alors
intervenir pour le placement des élèves à l’église.
Les bancs qui
servaient anciennement à l’école des garçons étaient pris par les élèves de
l’école catholique ; quant aux nôtres, ils pouvaient se placer comme ils
pouvaient. Je dus aller moi-même placer les enfants sur les chaises, le long de
la grande nef. Quant aux enfants des écoles religieuses, sur l’ordre du curé
ils ne se dérangèrent pas pour faire place aux nôtres.
Je ne parlerai pas
des petites vexations ni des propos tenus aux enfants eux-mêmes : enfants
du diable, etc. ; ce fut chez nous
comme ailleurs.
A confesse aussi,
on refusait l’absolution à tous ceux qui de près ou de loin s’occupaient
d’écoles.
Sur 32 de nos
élèves en âge de première communion, 2 seulement la firent. Les autres cependant
étaient suffisamment instruits.
Malgré les sermons
violents, malgré tout, nous avons laissé faire, et aujourd’hui je dois dire que
la fougue semble être diminuée.
Denis
François[6], tailleur de pierre à Feluy,
prête serment et déclare :
Je suis veuf et j’ai cinq enfants.
Le curé a dit à mes
enfants qu’ils devaient aller à l’école catholique pour faire leur première
communion.
Après cela, mon
fils ne voulait plus aller à l’école ; heureusement il y est retourné
après 6 à 7 semaines, mais pour arriver à ce résultat j’ai eu beaucoup de
peine. Pour faire sa première communion, il a du aller au catéchisme pendant
trois ans.
Vanden dooren Emile[7], 54 ans, industriel à Feluy, prête serment et déclare :
Je n’ai aucun fait
personnel à signaler, je dois cependant dire qu’en général, à Feluy, la lutte a
été très vive, de part et d’autre d’ailleurs, fortement attaqués, nous nous
sommes vivement défendus.
Malheureusement le
clergé s’est mêlé à cette lutte, qui sans cela serait restée plus digne[8].
Un jour, à la
messe, j’ai entendu le clergé dire la fameuse prière, avec une énergie, avec
une haine inusitée.
Cela m’a
profondément ému, d’autant plus que cela se disait en présence de notre digne
instituteur. Et j’entendais après cela les De
profundis ou les autres prières qui devaient sauver les âmes, prononcées en
bredouillant, de façon qu’on ne les comprenne pas. J’en ai été vivement ému, et
depuis lors je n’ai plus su retourner à l’église.
J’ai entendu un
prêtre étranger traiter de crapuleux les libéraux, et notre digne curé, qui
jusqu’alors avait été un modèle, ne protestait pas.
Le vicaire de
Feluy, aujourd’hui curé d’Arquennes, traitait dans ses sermons les libéraux de
racoleurs du diable. Dans un autre sermon qui m’a été rapporté, le même vicaire
disait : « qui dit libéral dit trompeur et voleur ».
C’est donc le
clergé qui a apporté dans cette lutte l’acrimonie qui la distingue.
Thiéry Théodore, 32 ans,
instituteur à Feluy, prête serment et déclare :
Les écoles
officielles de Feluy ont eu à supporter une lutte très ardente de la part du
clergé et des catholiques influents.
Sermons violents,
refus d’absolution aux parents et aux élèves, avec une distinction cependant,
aux élèves on demandait ce qu’ils feraient s’ils étaient libres.
Un de mes élèves
répondit que dans ce cas il fréquenterait encore mon école, celui-là a été
renvoyé sur le champ, sans absolution.
Les membres du
clergé ont essayé de trouver les enfants seuls à la maison paternelle, et alors
ils les effrayaient en leur parlant de l’enfer, etc.
Je citerai le cas
du petit Denis qui avait été jusque là assidu à mon école. Mais le curé la lui
rendit odieuse, que cet enfant n’osait plus rentrer chez moi. Son père et moi
avons eu toutes les peines du monde à le ramener.
Le curé a été aussi
chez M. et Mme Deladrière pour les engager à me retirer leurs enfants. N’y
parvenant pas, le curé fit intervenir le grand-père de Mme Deladrière, un
vieillard de près de 90 ans. On comprenait bien dans quel sens il faisait cette
menace. J’ai appris qu’après la visite du curé, ce vieillard se mit à pleurer.
Avant la loi,
j’avais 151 élèves maximum, aujourd’hui j’en ai 142. Sur 22 de mes élèves en
âge de faire leur première communion, il n’y en a que deux qui l’ont faite.
Mes élèves étaient
cependant assez instruits, et ils étaient aussi âgés que ceux qui l’ont faite
l’année précédente. Des parents sont allés trouver le curé à cette occasion.
Il parait que le
curé et le vicaire ne m’ont pas ménagé, me traitant d’hypocrite, disant que mon
école était mauvaise, que mes élèves deviendraient de mauvais sujets et qu’il
était préférable de les laisser courir que de les mettre à mon école.
Avant la loi, le
curé était enchanté de mon enseignement.
Au retour de
l’école, mes élèves étaient souvent accostés, soit par un membre du clergé,
soit par un catholique zélé.
J’ai appris un jour
que le curé avait refusé de donner la bénédiction à certains élèves de l’école
communale des filles en disant qu’il ne donnait pas de bénédiction aux enfants
du diable.
Plusieurs enfants
ont quitté mon école sans le consentement de leurs parents et sur des promesses
qui leurs étaient faites. Ces enfants sont revenus.
Je puis citer parmi
les plus zélés catholiques dans cette question, M. Désiré Vray
Declercq J.[9], 59 ans, tailleur à Feluy, prête serment et déclare :
Mon fils
fréquentait le petit catéchisme, mais le vicaire l’a refusé au grand
catéchisme. Mon fils a continué de fréquenter le petit catéchisme de M. le
curé.
Cependant il n’a
pas fait sa première communion. Il a maintenant 13 ans, et il ne la fera pas
tant que le vicaire Bourgeois restera à Feluy.
Vangeleukel Charles[10], 75 ans, curé de Feluy, prête serment et déclare :
Je n’ai pas dit à
M. le bourgmestre que les enfants des écoles communales devaient quitter leur
place à l’église, c’est lui qui m’a proposé de changer ces places, ou plutôt il
les a changées lui-même.
Je n’ai été que
dans une seule maison pour parler d’école, c’est chez M. Deladrière. Je ne
connais pas le petit Denis ni son père.
Le témoin Denis,
rappelé, confirme expressément ce qu’il a dit. M. le curé continue. Il dit que
M. Pennart est bien parvenu, lui, à reprendre 125 élèves en un jour.
[1] Chambre des Représentants. Commission d’enquête scolaire. Procès verbaux, tome 1, Bruxelles, 1881
[2] Lucq Victor Charles, ° Chimay 11-2-1829, † Marcinelle 26-1-1887, avocat, représentant libéral de Charleroi
[3] Mondez Philippe-Joseph, °
Frasnes-lez-Gosselies 24-12-1834, † Rêves 9-3-1890,
représentant libéral de Charleroi
[4] Olin Xavier-Victor, °
Bruxelles 14-12-1836, † Saint-Gilles 30-1-1899, juriste, industriel,
représentant libéral de Nivelles.
[5] La loi Van Humbeeck, votée le 1er juillet 1879 stipule que si chaque
commune doit, à l’instar de la première loi organique de 1842, organiser au
moins une école primaire laïque et neutre, elle ne doit cependant plus
dispenser de cours de religion mais bien un cours de morale laïque. Exception est
faite si les parents le demandent expressément. Dans ce cas, un ministre du
culte peut venir dispenser un cours de religion au sein de l’école dans un
local mis à disposition, en dehors de l’horaire normal des cours. Les
instituteurs doivent être diplômés des écoles normales officielles, dont le
cours de religion est également exclu. Enfin, les collectivités locales
(provinces et communes) ne peuvent plus adopter ni subsidier les écoles du
réseau catholique.
[6] Denis François, ° Feluy
28-1-1845, y † 12-4-1907,
x Feluy 2-5-1866, Laforge Julie-Catherine, ° Arquennes 22-1-1841, † Feluy 24-10-1876,
servante
[7] Vanden Dooren Emile-Henri-Léopold,
° Frasne-lez-Buissenal 18-5-1826, † Bruxelles 20-5-1909, x de Lalieux Rose-Aye, °
Feluy 26-3-1829
[8] L’épiscopat belge mit en œuvre une série de sanctions spirituelles à
l’égard des parents et acteurs scolaires. Les évêques publièrent
un mandement le
7 décembre 1878 qui refusait les sacrements aux instituteurs des écoles
officielles et aux parents qui y envoient leurs enfants. La sanction porte
aussi sur les élèves et aux parents d'élèves des écoles normales officielles.
Selon l’épiscopat l’école neutre est qualifiée d’« antireligieuse ».
[9] Declercq François-Joseph,
° Feluy 3-6-1822, † Braine-le-Comte 4-6-1899, x Dautzemberg Marie-Thérèse,°
Heerlem 23-11-1830
[10] Vangeleukem
Charles-Maximilien, ° Ecaussinnes d’Enghien 1803
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